No 4 Mai 1998 : Photographie et hallucination/L'utopie chronophotographique Ner
No 4 Mai 1998 : Photographie et hallucination/L'utopie chronophotographique Nerval et l'expérience du daguerréotype PAUL-LOUIS ROUBERT Résumé Texte intégral Gérard de Nerval (1808-1855) occupe une place singulière dans la chronique de la réception du daguerréotype. S'il partage avec la plupart des hommes de lettres de son temps une défiance maintes fois exprimée à l'égard de la nouvelle image mécanique, il est aussi l'un des premiers à réagir à l'annonce de l'invention de Daguerre, et surtout l'un des rares à avoir fait lui-même l'expérience de la technique daguérienne, à l'occasion de son voyage en Orient, en 1843 !- tentative qui fait du poète le précurseur des photo-amateurs de la fin du XIXe siècle, à une époque où la pratique en dilettante du médium est encore inaccessible; tentative vouée à l'échec, donc, par sa précocité même, mais qui confère une valeur remarquable à la critique sévère de la photographie par Nerval, et qui forme une étape importante et secrète dans l'évolution de sa réflexion sur la question du réalisme. Gérard de Nerval (1808-1855) occupe une place singulière dans la chronique de la réception du daguerréotype. S'il partage avec la plupart des hommes de lettres de son temps une défiance maintes fois exprimée à l'égard de la nouvelle image mécanique, il est aussi l'un des premiers à réagir à l'annonce de l'invention de Daguerre, et surtout l'un des rares à avoir fait lui-même l'expérience de la technique daguérienne, à l'occasion de son voyage en Orient, en 1843 ! tentative qui fait du poète le précurseur des photo-amateurs de la fin du XIXe siècle, à une époque où la pratique en dilettante du médium est encore inaccessible; tentative vouée à l'échec, donc, par sa précocité même, mais qui confère une valeur remarquable à la critique sévère de la photographie par Nerval, et qui forme une étape importante et secrète dans l'évolution de sa réflexion sur la question du réalisme. 1 La découverte du daguerréotype Dans une lettre parue dans Lettres aux belles femmes de Paris et de la province, à l'adresse de madame Martin et datée du 15 septembre 1839, Nerval, à distance, ironise sur la daguerréotypomanie qui agite la capitale: 2 "On nous dit que Paris (le Paris resté dans ses maisons et dans son ruisseau), que ce centre des arts et des belles manières partage en ce moment son admiration entre le daguerréotype et la ménagerie Van-Amburg1. Cela ne nous étonne pas de la part du Paris en question. Pour nous, qui préférons la nature de Cabat et de Decamps à la nature prise sur le fait de M. Daguerre, nous ne voyons dans cette invention qu'une soeur cadette du physionotype, dont on ne parle plus guère2." [p. 7] 3 La filiation suggérée du daguerréotype avec le physionotype n'est pas innocente. Ce terme apparaît au début du XIXe siècle pour remplacer l'ancien physionotrace de Gilles-Louis Chrétien, qui date de la Révolution. Mais il existe un second physionotype, dont on ne parle plus guère en 1839, inventé en 1834 par Lesauvage: "Ce procédé donne le moyen de mouler en plâtre toutes les figures humaines, par un mécanisme aussi simple qu'ingénieux. [¤] grâce à la méthode de l'auteur, il suffit de poser la figure sur une espèce de brosse métallique, pour laisser dans les mains du modeleur l'empreinte avec laquelle il obtient, quelques minutes après, le moule le plus parfait3." Ledit physionotype, lancé à l'époque avec force publicité de la part de son inventeur, est jugé sévèrement par la presse: "Ce fut un faiseur qui lança la fameuse affaire du Physionotype, que le Charivari baptisa du nom de "Physionatrape4"." Sur ce modèle, Nerval prévoit donc une courte carrière pour le daguerréotype, et n'y voit alors qu'une nouvelle manie sans lendemain, un caprice parisien. 4 Pourtant, la photographie ne sera pas un phénomène éphémère, et quatre ans plus tard, c'est Nerval lui-même qui s'embarque à destination du Caire, chargé du lourd matériel nécessaire à la réalisation d'images argentiques. Les raisons de son départ pour le Levant sont connues. Suite à sa première grande crise psychique, dite "crise de 18415", qui le fait interner dans différentes cliniques pendant la presque totalité de cette année, Jules Janin, dans son feuilleton dramatique du Journal des débats rédige une cruelle mise au tombeau publique du poète6, dont Nerval restera affecté jusqu'à la fin de ses jours7. Pour faire oublier cet épisode, il lui faut réaliser un coup d'éclat, "une grande entreprise qui effaçât le souvenir de tout cela et [lui] donnât aux yeux des gens une physionomie nouvelle8": ce sera le voyage en Orient. 5 Nourri depuis de nombreuses années par une littérature ésotérique, mythologique et historique qui le pousse à poursuivre à sa manière la quête d'Isis9, Nerval entreprend de partir à la conquête de l'aventure moderne, à la pointe de l'expérience littéraire. En 1843, faire le voyage en Orient, c'est prendre la suite de prédécesseurs prestigieux qui ont progressivement établi les règles de l'exercice10: un parcours autour de la Méditerranée, avec ses étapes obligées, une rédaction à la première personne, un souci d'exactitude dans l'exposition des faits relatés, enfin, dans un souci littéraire tout romantique, une attention particulière au sentiment de la nature. Dans ce cadre, le portrait de l'Orient [p. 8] contemporain que Nerval imagine de brosser constitue autant un projet littéraire qu'une tentative pour se réinscrire au sein de la société parisienne lettrée: "Tâche donc, écrit-il à son père, de considérer la réalisation de ce projet comme un grand bonheur qui m'arrive et le gage d'une position à venir11." 6 Quatre ans à peine après l'annonce de l'invention de la photographie, l'entreprise qui consiste à emporter un daguerréotype dans des pays lointains fait encore figure d'exception12. Mais quel autre équipement eût été susceptible d'ajouter du poids à son projet, en donnant de lui-même l'image, non plus d'un "fou sublime13" hors du temps, mais d'un personnage ayant foi dans le progrès technique, une personnalité essentielle de la vie artistique et littéraire parisienne? Le voyage doit avoir assez de retentissement pour alimenter les échos dans la presse. La nouveauté et l'actualité du daguerréotype, qui permet également d'envisager la possibilité d'éditer un volume illustré14, 7 La pratique du daguerréotype qui permet également d'envisager la possibilité d'éditer un volume illustré14, représentent sans aucun doute des atouts précieux. Certains des plus proches amis de Nerval ne sont pas réfractaires à la nouvelle invention, comme Théophile Gautier et Eugène Piot qui visitent l'Espagne en 1840 armés d'un daguerréotype15. De plus, la technique photographique s'est perfectionnée depuis 1839, et les publications [p. 9] spécialisées mettent volontiers en avant les diverses améliorations apportées au procédé. Ainsi pouvait-on lire en juillet 1841 dans L'Artiste, revue à laquelle Nerval collaborait depuis quelques mois, un article anonyme, délibérément optimiste quant aux possibilités du daguerréotype: "La réalité a remplacé le rêve, mais au prix de bien des recherches16." Si le rédacteur n'accorde au portrait photographique qu'un "aspect" d'oeuvre d'art, il n'hésite pas à proclamer l'avènement de l'instantanéité, "c'est-à-dire des groupes de personnages en action, des vues du Pont- Neuf avec les voitures et les piétons en marche; des portraits d'un délicieux aspect, où l'on ne retrouve plus la raideur, la sécheresse des premiers portraits au daguerréotype17". 8 Nous savons peu de choses sur les préparatifs proprement dits du voyage, qui contraignent Nerval à se munir d'un matériel encombrant18. A-t-il acheté ou lui a-t-on prêté cet "appareil effrayant pour l'amateur, véritable magasin de boîtes, fioles, bassines, égouttoirs, bouillottes, lampes compliquées, etc., etc., dont l'aspect seul suffit souvent pour dégoûter les personnes qui cherchaient à se faire initier aux nouveaux mystères19"? A-t-il été formé par un praticien aux détails d'un procédé complexe, comme le fut Horace Vernet par l'opticien Lerebours? Nous l'ignorons ! mais les résultats qu'il obtient suggèrent qu'il n'avait dû recevoir à tout le moins qu'une initiation rudimentaire. Du reste, Nerval s'intéresse sans doute moins à l'objet technique en tant que tel qu'à l'"esprit" qui enveloppe l'invention. En quittant Paris, suivi par son confrère du Corsaire, Joseph de Fonfride20, le 22 décembre 1842, Nerval souhaite rejoindre l'Orient afin, semble-t-il, d'y "remplacer le rêve par la réalité": le daguerréotype représente ici l'un des outils possibles de la production d'un récit vériste, pleinement en accord avec le genre littéraire du voyage. 9 Faisant étape à Lyon, sur la route de Marseille, Nerval écrit à son père: "Nous sommes allés aujourd'hui à Fourvière et comme c'est jour de fête, c'est très brillant. La vue était magnifique à ce beau soleil. Nos lits de voyage et le daguerréotype sont cause que nous avons un excédent de bagage très coûteux; mais cela sera moins sensible sur le bateau21." L'appareil forme visiblement l'un des éléments essentiels du voyage, dont la charge se fait sentir autant sur le plan du bagage que sur celui des finances: "Dans trois jours nous espérons être à Syra et, trois jours après, à Alexandrie. Nous n'avons encore dépensé que fort peu, relativement, et il faut compter beaucoup d'achats de livres, armes, etc., ainsi que les choses relatives au daguerréotype22." [p. 10] 10 Alors qu'il est au Caire depuis uploads/Litterature/ roubert-nerval-et-l-x27-experience-du-daguerreotype-1998.pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
- Catégorie Literature / Litté...
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