1 Des mondes possibles aux univers parallèles Marie-Laure Ryan 4 Mai 2006 Des m

1 Des mondes possibles aux univers parallèles Marie-Laure Ryan 4 Mai 2006 Des mondes possibles aux univers parallèles Ma présentation explore l'idée qu'il existe une pluralité de mondes dans deux domaines : 1. La théorie des mondes possibles, plus particulièrement ses applications en théorie littéraire; 2. La physique théorique. Théorie des mondes possibles. La notion de mondes possibles a donné lieu à une variété d'interprétations, et ces interprétations sont subordonnées à des fins différentes. Mais s'il existe un point commun à toutes les applications, c'est que cette notion exprime notre intuition que « les choses pourraient être différentes / ma vie pourrait avoir tourné autrement ». Une manière de rendre compte de cette intuition est le fameux « Modèle M » de Saul Kripke. La réalité—la somme de l'imaginable—est un univers qui consiste en une pluralité de mondes possibles. L'un de ces mondes est non seulement possible mais encore actuel. Un monde est possible s'il est relié au monde actuel par une relation dite d'accessibilité. L'actualité peut être conçue de deux manières. Selon la thèse mentaliste (soutenue par la plupart des philosophes), ce qui distingue le monde actuel des autres mondes, c'est qu'il est le seul à exister absolument—en dehors de l'imagination. Selon la thèse du réalisme modal au contraire (proposée par David Lewis), tous les mondes possibles sont réels et existent objectivement. Pour identifier le monde actuel parmi ces mondes également réels, Lewis propose la théorie indexicale de l'actualité : le terme « le monde actuel » est un embrayeur sémantique, comme je, tu, ici, hier, demain, maintenant. Sa référence change selon qui emploie le terme. Dans quelle mesure peut-on considérer les mondes fictionnels 2 comme des mondes possibles ? Cela dépend de ce qu'on entend par « monde ». Tous les textes projettent ce que j'appelle un domaine sémantique, mais un domaine sémantique n'est pas toujours un monde. Je définirai un monde textuel comme un espace situé dans le temps, qui sert d'habitat pour des objets et des individus concrets. L'évolution de cet habitat et des objets qu'il contient possède une certaine cohérence et continuité qui peuvent être expliquées en invoquant le principe de la causalité. Pour qu'un texte projette un monde, ce monde doit être accessible à partir du monde actuel, ce qui veut dire que nous devons être capables d'employer notre image de ce monde actuel -notre encyclopédie privée dirait Umberto Eco- pour remplir les lacunes du texte. (J'ai appelé cela, en suivant David Lewis, le principe de l'écart minimal.) Cette encyclopédie dépend aussi bien que ce que nous apprenons dans les livres que de notre expérience directe de la vie. Il peut même arriver qu'un texte fasse appel non seulement à notre connaissance du monde actuel et de son histoire, mais encore à notre familiarité avec d'autres mondes fictionnels. C'est alors le phénomène qu'on appelle la transfictionnalité. Dans les interprétations classiques du modèle de Kripke, ce qui rend un monde accessible est le respect des lois de la logique : non-contradiction et milieu exclu. Les objets qui se situent au-delà des relations d'accessibilité logique ne sont pas des mondes, ce sont comme des collections disparates de propositions. Mais l'adhérence stricte à la logique est une condition trop draconienne en ce qui concerne les mondes fictionnels. Il existe des textes qui enfreignent la logique mais qui présentent tout de même des mondes imaginables. Parmi ces textes : les récits de voyage dans le temps qui créent des boucles causales; la métalepse, qui permet aux personnages de transgresser les frontières ontologiques et d'accumuler des propriétés contradictoires (à la fois fictionnels et réels) ; les mondes où le passé est soudainement changé; ou encore les monde où l'espace est impossible. On peut donc distinguer trois types de textes : (1) Textes à mondes logiquement cohérents. L'équivalent en peinture serait une œuvre qui représente un sujet de manière relativement réaliste. (2) Textes à mondes dit « de fromage suisse » : il y a des gouffres où la logique est transgressée, mais ces gouffres sont clairement délimités, comme les trous dans le fromage, et le lecteur peut appliquer le principe de l'écart 3 minimal pour les régions du texte qui correspondent au fromage. C'est l'équivalent littéraire des peintures d'Escher ou de Magritte. (3) Textes sans monde, qui sont l'équivalent de peintures abstraites : poésie concrète; textes bâtis systématiquement sur le gommage et la contradiction ; textes où les objets décrits se métamorphosent continuellement. Mondes possibles et théorie de la fiction On peut donc admettre que les textes fictionnels projettent un monde (ou des mondes) ; mais quel est le statut ontologique de ces mondes ? Pour la plupart des philosophes, les mondes possibles sont complets : chaque proposition est vraie ou fausse, et il n'y a pas d'indétermination. Mais les mondes fictionnels sont créés par un nombre limité de propositions, celles qu'affirme ou qu'implique le texte. Il faut donc adapter le modèle pour appliquer le concept à la fiction. Il existe deux solutions à ce problème. Lubomír Dolezel pense que les mondes fictionnels diffèrent des mondes des logiciens parce qu'ils sont radicalement incomplets. Il n'y a pas un « nombre d'enfants de Lady MacBeth », parce que le texte ne le dit pas. C'est un manque ontologique: Lady MacBeth est une créature textuelle (ne disons pas une femme) qui n'a pas un nombre déterminé d'enfants. Dolezel défend son idée de l'incomplétude des mondes fictionnels en nous disant qu'elle permet d'attribuer une valeur esthétique, un sens, à ce que l'auteur ne nous dit pas. Par exemple le fait que Mme de Lafayette ne nous décrit pas ses personnages, alors que Balzac le fait en grand détail, est un trait distinctif des mondes fictionnels de leurs romans, et ce trait est porteur d'une grande importance pour apprécier l'art littéraire de ces auteurs. Ma propre solution repose sur une disjonction entre ce que le lecteur sait et ce que le lecteur imagine. Le lecteur sait que les mondes fictionnels sont incomplets, mais quand il « joue le jeu », quand il s'immerge dans une fiction, il fait semblant de croire que ce monde est complet. Nous n'imaginons pas que les héroïnes de Mme de Lafayette manquent de visage ou que Lady MacBeth a un nombre radicalement indéterminé d'enfants. Dans notre acte d'imagination ces manques sont 4 une question epistémologique, et non ontologique. Le travail de l'imagination suscité par la fiction a été décrit par Kendall Walton comme un jeu de faire semblant, et par Jean Marie Schaeffer comme une feintise ludique. Ce jeu consiste à faire semblant que le monde actuel de l'univers fictionnel existe indépendamment du texte qui le décrit. Ni Walton ni Schaeffer n'invoque la notion de mondes possibles, mais cette notion nous permet de formuler les règles du jeu comme un geste de recentrement par lequel le lecteur (ou spectateur) se transporte dans le monde fictionnel et s'imagine appartenir à ce monde. Dans le mesure où elle transfert la référence du terme « actuel » vers le monde fictionnel, cette idée de recentrement représente une mise en pratique de la théorie indexicale de l'actualité. Mondes possibles et sémantique narrative L'importance de la théorie des mondes possibles pour la littérature ne se limite pas à expliquer expérience de la fiction. Elle offre un modèle cognitif des mondes narratifs qui transcende la frontière entre la fiction et la narration dite référentielle. Ce modèle nous dit comment organiser l'information que nous donne le texte pour que cette information forme une histoire. Traditionnellement, le récit est défini comme la représentation d'une séquence d'événements qui ont lieu objectivement dans le monde que le texte présente comme actuel. Mais Todorov et Bremond ont souligné que cette séquence d'événements actuels est sous-tendue par tout un réseau d'événements virtuels qui ne prennent place que dans l'imagination des personnages (ou dans celle du lecteur). On peut considérer la vie intérieure des personnages comme un système de mondes possibles. Il s'ensuit que la narration donc ne projette pas un monde, elle projette un univers dont la structure sémantique peut être représentée comme suit : 1. Au centre de l'univers textuel réside un monde actuel, déterminé par les déclarations du narrateur (dans la mesure où ce narrateur est fiable). 2. Autour de ce monde actuel gravitent les domaines privés des personnages, qui sont comme de petits systèmes solaires composés d'un certain nombre de mondes : 1. Le monde des croyances, qui reflète en puissance le système tout entier 5 (y compris donc les domaines des autres personnages), et qui inclut un groupe de représentations qui tiennent le rôle de monde actuel dans l'univers privé du personnage. 2. Le monde des désirs. (En logique modale, le système axiologique) 3. Le monde des obligations. (En logique, le système déontique) 4. Les buts et plans actifs des personnages. Contrairement aux mondes des désirs et des obligations, qui sont des modèles statiques, les buts et plans sont un modèle dynamique dont le contenu est la chaîne d'événements qui conduit à la réalisation des modèles statiques. 5. Les rêves et les fantaisies des personnages. Ces uploads/Litterature/ ryan-marie-laure-2006-des-mondes-possibles-aux-univers-paralleles.pdf

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