Photographie et mise en scène : la fabrique de l’événement ou Ce qui n’a pas ét

Photographie et mise en scène : la fabrique de l’événement ou Ce qui n’a pas été Synergies pays riverains de la Baltique n° 13 - 2019 p. 13-22 13 Reçu le 19-03-2019 / Évalué le 06-05-2019 / Accepté le 17-10-2019 Résumé On attend souvent de la photographie, y compris depuis Photoshop et les logiciels de traitement de l’image, qu’elle rende compte du réel, et par là qu’elle soit apte à traduire la brutalité de l’événement. En réalité, loin de capter l’événement, la photographie la plus « fidèle » fabrique ce dernier. Inversement, peut-être que la photographie ouvertement mise en scène est la plus à même de donner à voir ce qui dans le réel fait événement. Photographie mise en scène et photographie d’événement ne seraient alors que les deux facettes d’une seule pratique : la photographie elle-même. Mots-clés : photographie, photographie mise en scène, événement, brutalité, mise en scène Photography and Staging: the Making of Event or That-has-not-been Abstract We often expect photography, including that edited through Photoshop and other image processing software, to provide an account of the real because it is able to translate the rawness of the event. In reality, instead of capturing the event, even the most faithful photograph creates the event. In fact, perhaps the openly staged photograph is best positioned to show us what, in reality, makes an event. Staged photography and documentary photography of events are nothing more than two facets of the same practice: photography itself. Keywords: photography, staged photography, event, rawness, staging « Décrire l’événement implique que l’événement a été écrit. Comment un événement peut-il être écrit ? Qu’est-ce que cela peut vouloir dire que “l’écriture de l’événement” ? », se demandait Barthes en 1968 (p. 46)1. Aujourd’hui que le smartphone et les logiciels de traitement de l’image concurrencent et parfois supplantent non seulement le stylo mais sans doute aussi le traitement de texte Arnaud Rykner Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3 Institut Universitaire de France, France arnaud.rykner@neuf.fr https://orcid.org/0000-0002-8655-1836 GERFLINT ISSN 1768-2649 ISSN en ligne 2261-2769 Synergies pays riverains de la Baltique n° 13 - 2019 p. 13-22 lui-même, ne serait-il pas légitime de formuler la question différemment : peut-on photographier l’événement ? comment un événement peut-il être photographié ? On ne sait que trop que La Chambre claire choisit pour « noème » de la photo­ graphie, le ça a été, dont l’instant décisif de Cartier-Bresson peut sans doute être considéré comme une autre formulation : la photographie attrape au vol quelque chose du réel qui s’inscrit ainsi sous la forme d’une trace supposée authentique, laquelle manifeste que le réel est passé par là. Dans cette perspective, l’événement est ce qui surgit soudain, de manière non totalement prévisible (comme une brisure dans la linéarité du temps), et ce dont la photographie, dans son instantanéité supposée, permet de rendre compte. Les commentateurs (André Gunthert, 2016, par exemple) ont toutefois beau jeu de remarquer que les réflexions qui s’appuient sur le ça a été barthésien prennent l’essentiel de leurs exemples dans la photo­ graphie documentaire ou le portrait. De son côté, et très significativement, pour illustrer la définition du terme « événement », le Trésor de la Langue Française prend, lui, le seul exemple suivant, bouclant en quelque sorte la boucle qui relie photographie et événement : « L’art photographique, aux yeux de la plupart des hommes, consiste surtout à capter l’événement fugace, l’accident, le sinistre imprévisible, à immobiliser la minute ou la seconde où le fantastique quotidien fait son apparition2 ». En réalité, on peut affirmer que, d’une certaine manière, la photographie efface l’événement proprement dit, et le remplace par une image qui, en retour seulement, peut, le cas échéant, constituer le fait en événement. L’exemple hyperbolique de cet effacement préalable, c’est l’une des toutes premières photographies, ou plus précisément l’un des tout premiers daguerréo­ types, celui du boulevard du Temple (par Daguerre lui-même3) ; c’est en effet un cliché qui, par sa condition technique (dont je postulerai ici qu’elle a posé symboli­ quement les conditions de possibilité de l’image photographique, indépendamment des évolutions techniques ultérieures), pousse à bout cette forme d’effacement : la vie, et ce qui fait effraction dans le temps, y disparaît au profit d’une image longuement construite par la pose ; peut-être a-t-on assassiné, ce matin-là, sur le Boulevard du Temple ? il n’en restera que l’image paisible d’une avenue quasi déserte4 – alors même que tout le monde semble d’accord pour y reconnaître paradoxalement une trace authentique du réel. En réalité, on sait bien que les premières « vraies » photos sont des mensonges qui relatent des non-événements, des sortes de fake news avant la lettre, mais dont la vérité paradoxale est qu’elles fabriquent – font advenir - l’événement, en disposant et immobilisant artificiel­ lement devant l’objectif des corps ou des objets destinés à raconter des histoires : ainsi, le fameux autoportrait d’Hippolyte Bayard en noyé (Gunthert, 2013), dont le 14 Photographie et mise en scène : la fabrique de l’événement ou Ce qui n’a pas été principe même (encore aujourd’hui il paraît difficile à un noyé de faire un selfie) est le mensonge d’une fiction. Autrement dit, dès l’origine, le medium censé être le plus transitif qui soit est, en réalité, une construction comme une autre (à la fois technique et symbolique), au point que, l’histoire et la critique progressant par mouvements de balancier, c’est presque devenu aujourd’hui un topos d’affirmer que la photographie relève de la mise en scène avant de relever de la trace ; même quand la sensibilité des papiers et la qualité de l’éclairage artificiel permettent une saisie sur le vif, on retient à présent que préexistent le cadrage, la position de celui qui cadre, le choix de l’instant où il appuie, bref le regard de celui qui n’est pas et n’a finalement jamais été qu’un opérateur – ou au contraire qui est un opérateur dans la mesure où il opère dans le réel une découpe et une forme de réparation, voire qu’il opère le réel lui-même, en se plaçant pour cela à distance de lui, sinon tout à fait à l’écart. Déjà, dans la Petite Histoire de la photographie, Benjamin expliquait à quel point la photographie suppose cette forme d’écart – tout au moins en ce qui concerne les premiers portraits photographiques, mais là encore, je souhaiterais extrapoler à une forme d’ontologie de l’image photographique, y compris, voire surtout, à l’ère numérique : « Ce qui supposait pour l’opérateur de s’installer le plus à l’écart possible, dans un endroit où rien ne dérangeât ses préparatifs. » (Benjamin, 19315). D’un côté, la photographie se présente comme l’inscription d’une trace, de l’autre elle réclame, d’une manière ou d’une autre, des « préparatifs » et une forme de mise à distance par rapport à ce qui est (en quoi on pourrait presque la définir comme un aparté de l’événement). Prenons l’une des photographies les plus célèbres au monde, Le Baiser de l’Hôtel de ville6, de Doisneau, en 1950. C’est une photographie « instantanée » du point de vue technique (prise de vue rapide), mais on sait depuis 1991 que c’est une photo­ graphie posée du point de vue de sa conception et de sa réalisation : l’homme et la femme qui s’embrassent sont des élèves-comédiens du cours Simon repérés par Doisneau deux jours plus tôt et qui jouent la scène pour lui ; ce sont des acteurs de l’image, et non de simples sujets. S’affirme ainsi, dans cette image iconique, le fait que le « noème » de la photographie, loin d’être le ça a été idéal, sinon idyllique, rêvé par Barthes, pourrait bien relever plutôt – alors même que les acteurs et le baiser ont bien été en dépit de tout – d’une sorte de ça n’a jamais été « pour de vrai » ; cette photographie « emblématique » est surtout emblématique du fait que toute photographie, y compris celle de la mère de Barthes dans le Jardin d’hiver, est nécessairement une construction, un « écart », sinon une franche manipulation du réel ainsi isolé, même sans Photoshop et consorts. Mais ici, c’est la manipulation qui fait advenir avec force l’événement qui sans doute sans elle n’adviendrait pas, 15 Synergies pays riverains de la Baltique n° 13 - 2019 p. 13-22 ou pas avec la même puissance. Autrement dit, la photographie n’est pas là pour rendre compte de l’événement mais pour le construire comme tel, en arguant, pour ainsi dire, de la force de la trace, tout en masquant ce qui, en elle, ressort de la pure fabrication. Elle construit l’événement d’abord parce que, comme Zola l’a dit clairement7, on ne peut pas dire qu’on a vraiment vu quelque chose si l’on ne l’a pas photo­ graphié, alors même que la photographie modifie ce qu’elle saisit. L’arrêt sur image opère une sorte de cristallisation du réel qui donne consistance à ce dernier, tout en en changeant du coup la nature, exactement comme l’instrument de mesure qui modifie cela même qu’il mesure. C’est l’envers de la métaphore que certains vulgarisateurs des théories uploads/Litterature/ rykner.pdf

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