Littérature Le présent illimité Thiphaine Samoyault Abstract Limitless Present
Littérature Le présent illimité Thiphaine Samoyault Abstract Limitless Present Contemporary works are unfinished, which points to a first link between "the work" and memory continuity; furthermore, some contemporary forms link continuity and limitlessness to redraw their relation to the present. Citer ce document / Cite this document : Samoyault Thiphaine. Le présent illimité. In: Littérature, n°125, 2002. L'œuvre illimitée. pp. 12-24; doi : 10.3406/litt.2002.1741 http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2002_num_125_1_1741 Document généré le 01/06/2016 TlPHAINE SAMOYAULT, Université Paris 8 (Vincennes - Saint-Denis) Le présent illimité L'illimité n'est pas seulement une propriété qualitative du moderne; il est aussi une qualité objective du contemporain. S'il est vrai que le présent comme facteur temporaire, aléatoire et remediable d' illimitation semble une évidence sur laquelle il n'est pas besoin d'insister, les effets qu'en revanche il peut avoir sur un texte et sa lecture semblent intéressants à étudier pour deux raisons au moins: ils invitent à lire le mouvement des œuvres dans le temps, et ils permettent d'analyser l'idée même de contemporanéi- té comme l'intuition non théorisable de la rencontre de plusieurs temps. Certaines conditions doivent être réunies pour que l'inachèvement produise un effet poétique. Le facteur temporel n'est pas seul en cause, même si l'on peut définir l'inachèvement, au moins provisoirement, comme ce qui pourrait être continué. Le texte inachevé refuse les arrêts du volume, du point final, ce qui n'est pas nécessairement le cas du texte illimité. On peut parler d' illimitation pour des œuvres achevées selon les critères culturels communs qui fondent cet achèvement: unité, autonomie, complétude. L' illimitation est un principe d'ouverture poétique, incluant l'idée d'une mémoire continuée de l'œuvre, une diffusion permanente de sa puissance dans les lectures et dans le temps. C'est, nous le verrons, une notion théorique, et non une simple description pratique, à quoi on peut réduire parfois l'inachèvement. La liaison de l'inachèvement et de la contemporanéité fait ainsi apparaître une part de l'œuvre difficilement envisageable au présent qui est sa dimension mémorielle. La relation entre infini, continu et illimité, ensuite, montrera comment une situation historique particulière a conduit l'œuvre littéraire à valoriser l'illimité sur les décombres de l'idée d'infini, en le fondant sur un principe de continuité. INACHÈVEMENT ET CONTEMPORANÉITÉ I r\ Les trois propositions qui vont suivre désignent à la fois une relation particulière de l'œuvre littéraire au temps et une situation littérature historique singulière: si les deux premières propositions, qui N" 1 25 - MARS 2002 Le présent illiimité relient l'achèvement de l'œuvre à la mort de l'auteur et à la succession de ses lectures, restent temporelles et circonstancielles, la troisième, fondée sur l'observation de quelques œuvres de la seconde moitié du XXe siècle, montre que la pratique littéraire associe les notions de continu et d'illimité afin de répondre à une question nouvelle posée par la représentation et de proposer une autre réflexion sur l'espace et la durée. Une œuvre n'est achevée qu'avec la mort de son auteur Cette proposition élémentaire n'a d'intérêt que pour les œuvres qui présentent en elles-mêmes une intention d' illimitation. Chez Louis-René Des Forêts, par exemple: «Mettre le point final à l'inachevable n'est pas affaire de volonté, mais fonction dévolue à la mort, et peu importe le moment où elle viendra l'exercer, encore que par surestimation de ses forces disponibles nul n'en veuille convenir. '» Ou encore: «Attendre de la mort seule qu'elle vienne mettre fin à l'hémorragie verbale qui la précède de peu est par quelque côté se la rendre désirable, surmonter l'aversion qu'elle inspire, à défaut d'en alléger l'épreuve ou d'en retarder l'échéance.2» Le ressassement, la reprise inlassable des textes antérieurs, sont aussi des dimensions de cet inachèvement, chez lui, comme chez Claude Simon, pour prendre les exemples les plus caractéristiques. Ostinato est ainsi formé de fragments recueillis ailleurs ou bien laissés de côté depuis 1975, mais aussi de la masse des bribes qui dans le même temps furent détruites, ensemble dont Face à V immémorable11, en 1993, constituait déjà un premier effort de rassemblement de ce qui ne pouvait pas l'être, ou seulement par défaut, sans qu'aucune organisation soit jamais définitive. La fin approche, l'obscurité croît - l'âge n'apprend rien - et le vieil homme est pris dans une alternative sans choix entre le jeu franc avec la mort et la ruse, entre parler et se taire, solutions aussi vaines l'une que l'autre. L'usage de la troisième personne permet de faire entendre à la fois celui qui parle et le monde qui parle en lui et qui progressivement s'éteint. Le mouvement de la voix qui chaque jour reprend sa méditation est souvent interrompue par l'aphorisme, qui pourtant ne la suspend jamais, ne se donne pas l'illusion de l'éternité ou d'une victoire possible sur le temps. «Vaille que vaille, il n 'en persiste pas moins à marcher dans la nuit où il dis- -i ^ 1. Louis-René Des Forêts, Ostinato, Mercure de France, Gallimard, «L'Imaginaire», 1997, p. 198. 2. Ibid., p. 214. LITTÉRATURE 3. Louis-René Des Forêts, Face à l 'immémorable, Fata Morgana, 1993. n° 125 - mars 2002 L'ŒUVRE ILLIMITÉE paraîtra comme s 'il n 'en était jamais sorti. » Ce face à face tragique avec la mort, alimenté de faux espoirs et d'une cruelle lucidité, ne cesse jamais de se vivre et de s'exprimer, pas à pas jusqu'au dernier*. Livres par défaut, ceux, très immédiatement contemporains, de Frédéric-Yves Jeannet le sont aussi dans la mesure où le mouvement de l'écriture, obéissant exactement à celui de la vie, ne peut pas s'interrompre: Cyclone, comme Charité5 sont des textes inachevables ; ils tournent indéfiniment autour d'un centre absent et sont deux pièces momentanées d'un grand livre sans fin, qui ne s'interrompra qu'avec la mort de l'auteur. La matière qui les compose, fragments, feuilles volantes, pages arrachées, documents, doubles de lettres, bribes de textes écrits et conservés pendant vingt-cinq années dans une malle noire, est ainsi incessamment reprise, formant les strates nombreuses d'un temps musicalement recomposé, d'une lutte contre la perte de la mémoire et d'une quête parallèle du fil qui l'ordonnerait, recherche d'une vérité qui se dérobe, remontée de la mémoire comme on remonte un courant, dans le sens contraire. Dans ce qu'il appelle la double «expérience du vertige du temps», ce vide innommable où tout se dérobe, et de son comblement partiel ou provisoire, l'écriture seule fait œuvre. Thématisée par l'absence de forme, la mort apparaît dès lors surtout comme un principe d'inachèvement, que pressentait clairement Roger Martin du Gard lorsqu'il décida, en commençant d'écrire Le Lieutenant-Colonel de Maumort que le temps qui lui restait ne lui suffisant pas, le livre ne se terminerait qu'avec sa vie. «Œuvre de longue haleine - pour ainsi dire sans fin -, où je puis faire un sort à tous mes projets antérieurs, à toutes mes notes, comme aussi à mes réflexions personnelles devant les événements du monde. 6» Livre-miroir, l'œuvre recueille mais ne rassemble pas; en elle se dépose une matière qui ne sert plus la forme (la vie) mais qui conduit, encore une fois, vers l'informe (la mort). À partir de là, c'est toujours l'écriture qui triomphe, son mouvement autant que ce qu'il produit (ce que met aussi en évidence la forme du journal intime). 4. Louis-René Des Forêts, Pas à pasjusqu 'au dernier, Mercure de France, 200 1 . Les fragments de ce texte -j a posthume ont été revus et ordonnés par l'auteur avant sa mort, le 30 décembre 2000. 1^ 5. Frédéric- Yves Jeannet, Cyclone, La Rivière échappée et Le Castor astral, 1997; Charité, Flammarion, 2000. LITTÉRATURE 6. Roger Martin du Gard, Le Lieutenant-Colonel de Maumort, édition établie par André Daspre, Gallimard, n° 125 - mars 2002 «Pléiade», 1983, p. xxxv. Le présent illiimité Mais en imposant un point final, la mort parvient-elle à compléter ces œuvres? Non, dans la mesure où l'inachèvement se présentait auparavant comme la seule programmation possible face à l'événement. Oui si l'on considère que cet inachèvement devient alors illimitation, principe poétique indépendant de toute intention d'auteur. Le présent n'est pas le temps de l'œuvre Cette deuxième proposition implique l'inachèvement d'une manière différente en liant plus étroitement contemporanéité et illimité et en posant l'hypothèse d'une imperfection de l'œuvre - au sens grammatical des temps imparfaits - dans le présent de son apparition. L'inachèvement est ainsi une donnée que le contemporain doit prendre en compte d'un point de vue critique, où elle est toujours, par-delà l'évidence, limitation du point de vue en même temps que travail actif du temps dans l'œuvre. Pour autant, est-il nécessaire de lui donner une validation théorique? Ne peut-on simplement considérer qu'en cette matière, une mémoire ultérieure pourra seule compléter la perspective? Derrière le terme d' œuvre, à vrai dire, il y a cette idée d'unité biographique, que les structuralistes ont cherché à évacuer en lui préférant celle de texte. Il me semble en effet que l'intérêt de la lecture des œuvres dans le présent de leur apparition consiste justement à prendre en compte leur aspect duratif, "en train de se faire". Ne pas le reconnaître - en se justifiant par l'homogénéité supposée de la production dans le sens du pire, ou bien uploads/Litterature/ samoyault-triphaine-la-present-ilimite 1 .pdf
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- Publié le Dec 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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