George Sand Melchior Melchior BeQ Melchior Melchior par George Sand (Aurore Dup
George Sand Melchior Melchior BeQ Melchior Melchior par George Sand (Aurore Dupin) La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 1079 : version 1.0 2 De la même auteure, à la Bibliothèque : La Comtesse de Rudolstadt Consuelo Le meunier d’Angibault Horace La dernière Aldini Le secrétaire intime Les maîtres mosaïstes Voyage dans le cristal Indiana Valentine Lelia La mare au diable La petite Fadette Un bienfait n’est jamais perdu Simon 3 Melchior Édition de référence : Paris, Édition J. Hetzel, 1855. 4 I Vers la fin de l’année 1789, un pauvre pilote- côtier nommé Lockrist disparut, un jour de tempête, sous les récifs de la Bretagne. Il laissa deux fils : Henri, qui se maria et vécut comme il put de la pêche des harengs ; et James, qui s’embarqua en qualité de marmiton sous- cambusier. Vingt ans après, James Lockrist, après avoir été successivement maître coq d’un grand vaisseau de guerre, cuisinier du gouverneur des Indes, maître d’hôtel de la Chine, et officier de la maison civile du roi de Cambodge, s’établit à la côte de Malabar, et se mit à vivre dans l’opulence. Grâce aux richesses amassées au service de tant d’illustres maîtres, il se construisit une belle habitation dans le goût européen ; après quoi il épousa une riche Anglaise qui lui donna sept enfants. 5 En devenant mère du dernier, madame Jenny Lockrist mourut. Mais le climat brûlant de l’Inde eut bientôt dévoré sans pitié cette nombreuse postérité. Il n’en resta qu’une fille, la plus jeune, la plus fluette, la plus impressionnable, et par cela même la plus capable de résister à cette atmosphère de feu : faible roseau qui grandit souple et frêle là où ses frères plus robustes s’étaient desséchés. En perdant un à un les héritiers prédestinés à son opulence, l’ex-cuisinier du Fils du Ciel (c’est ainsi qu’on appelle l’empereur de la Chine) se détacha presque de ces biens auxquels il semblait condamné à ne pouvoir associer personne. Il expérimenta combien le luxe a peu de prix pour un homme forcé d’en jouir seul. Sa maison lui sembla moins belle, ses bambous moins élégants, son titre de nabab moins glorieux ; en un mot, cette nouvelle patrie, la patrie de son argent, qu’il avait aimée au point d’oublier la France pendant quarante ans, lui devint peu à peu odieuse en lui enlevant tout l’espoir de sa vieillesse. 6 Une vive fantaisie d’exilé, et plus encore une fervente sollicitude de père, lui firent souhaiter de revoir les grèves qui l’avaient vu naître, et de soustraire son dernier enfant aux mortelles influences qui le menaçaient. Eu conséquence, James Lockrist résolut d’enlever sa chère Jenny au soleil de l’équateur avant l’âge de quinze ans, vers lequel tous ses frères avaient péri. Il commença à convertir sa fortune en argent ; et, comme une aussi vaste entreprise demandait encore au moins une année, il se décida à s’enquérir de la famille qu’il avait laissée en Bretagne, afin de renouer quelque relation avec une contrée où il craignait de se trouver isolé. À huit mois de là James reçut de France une réponse à ses informations. On lui apprenait que son frère Henri était mort depuis environ vingt ans, laissant dans la misère une veuve et quatorze enfants. Mais le froid et la faim avaient anéanti la postérité de Henri comme le soleil et le luxe avaient éteint celle de James. 7 Les survivants étaient réduits, en Bretagne comme dans l’Inde, au nombre de deux : la veuve septuagénaire qui vivait indigente aux environs de Brest, et son fils Melchior Lockrist, qui venait d’obtenir une lieutenance dans la marine marchande. Ce fut le curé de l’humble village de chaume où le puissant nabab avait vu le jour qui se chargea de lui faire parvenir ces renseignements. Ce fut une lettre aux formes antiques et paternes, où perçaient, comme dit Goldsmith, l’orgueil du sacerdoce et l’humilité de l’homme ; une lettre toute pleine de timides reproches sur le long oubli où James avait laissé sa famille, d’exhortations communes et maladroites sur la vanité et le mauvais emploi des richesses, d’efforts délicats et chaleureux pour intéresser le nabab à ses pauvres parents. Il y eut une période de cette lettre où M. Lockrist faillit la jeter avec colère et dédain, et une autre qui émut ses entrailles au point d’amener une larme dans le sillon formé par une ride sur sa joue sèche et safranée. 8 Et véritablement il était impossible de ne pas se prendre de compassion pour cette pauvre veuve que le curé montrait si pieuse et si pauvre ; de bienveillance pour ce jeune homme qui avait en pleurant quitté sa mère afin de lui être plus utile. « Melchior, disait le bon curé, est le plus bel homme de la Bretagne, le plus brave marin de l’Océan, le meilleur fils que je connaisse. » Il ajoutait que ce hardi compagnon était en mer sur le navire Inkle et Yariko frété pour l’archipel indien ; et il terminait en faisant des vœux pour que, dans les hasards de la navigation, l’oncle et le neveu vinssent à se rencontrer. Une circonstance puissante vint donner une nouvelle ardeur à l’intérêt que la lettre du curé inspira au nabab pour son jeune parent. Jenny, sa chère Jenny, son fragile et précaire enfant, ressentit les premières atteintes du mal qui n’avait épargné qu’elle, et qui semblait réclamer sa dernière victime. La médecine glissa dans l’oreille paternelle une parole qui eût fait rougir le chaste front de Jenny. Il fallait la marier sans 9 trop de délais. Cette ordonnance jeta d’abord M. Lockrist dans de grandes perplexités. Outre que sa fille avait encore à attendre six mois l’âge nubile exigé par les lois françaises, il était difficile de lui trouver un mari qui consentit à partir aussitôt pour l’Europe, et à s’y fixer avec elle. Il savait que de telles conditions sont toujours faciles à éluder après le mariage ; et il ne voyait autour de lui aucun homme dont la loyauté ou le désintéressement lui offrissent de suffisantes garanties. Enfin, pour dernier obstacle, Jenny, élevée dans une solitude assez romanesque, montrait un invincible dégoût pour tous ces hommes si avides de s’enrichir. Elle prétendait n’accorder son cœur et sa main qu’à un amant digne d’elle, personnage utopique qu’elle avait rencontré dans les livres, et qui ne se trouvait nulle part sous un ciel où l’or semble être plus précieux aux Européens que la vie. Alors M. Lockrist pensa naturellement à son neveu, ou plutôt Jenny l’y fit penser. Elle écouta 10 avec émotion la lettre du curé breton, et quand elle vit son père touché du portrait de Melchior, elle se jeta dans ses bras en lui disant : – Je suis bien heureuse à présent, car si je meurs tu ne seras pas seul sur la terre : mon cousin te restera. De ce moment le nabab n’eut pas un instant de repos qu’il n’eût trouvé son cher, son précieux neveu. Il écrivit dans toutes les îles, à Ceylan, à Java, à Céram et à Timor. il s’enquit dans tous les ports de la presqu’île : à Barcelor, à Tucurin, à Paliacate, à Sicacola ; et enfin un jour, un beau jour qu’on attendait sans l’espérer le gouverneur, qui était fort lié avec M. Lockrist et qui lui avait promis de guetter tous les débarquements, lui écrivit que le lieutenant Melchior Lockrist venait d’aborder avec l’Inkle et Yariko dans le port de Calcutta Aussitôt le nabab monte dans sa litière, et après avoir confié Jenny à sa nourrice, court à la rencontre de son neveu. 11 Melchior était un grand et robuste garçon, taillé sur un beau type armoricain, un vrai fils de la mer et des tempêtes, hardi de cœur, gaucho de manières, superbe au vent de l’artimon, maladroit au rôle d’héritier présomptif, et ne sachant pas plus parler à une jeune miss qu’à un cheval de guerre. Quand le gouverneur lui ouvrit les portes de son palais, le traita mieux qu’un capitaine de bâtiment, et lui parla d’un oncle riche et généreux qui l’attendait pour l’adopter, Melchior crut faire un rêve ; mais l’expression de sa surprise fut modérée par une forte habitude d’insouciance ; et le – Ma foi, tant mieux ! dont il accueillit ces nouvelles merveilleuses, résuma toute la philosophie pratique d’une existence de marin. Fidèle aux instructions que M. James lui avait données, le gouverneur laissa complètement ignorer à Melchior l’existence de Jenny. Il lui dit seulement que son oncle l’accueillait en qualité de célibataire, et sous la condition expresse qu’il 12 n’essaierait jamais de se marier sans son consentement. Cette exigence particulière sembla choquer Melchior, et sa figure, jusqu’alors insoucieuse et calme, prit un air de défiance et de trouble que le gouverneur ne s’expliqua pas bien. – Diable ! dit-il en laissant tomber le bec de sa chibouque, quelle étrange idée est-ce là ? Mon oncle voudrait-il se débarrasser en ma faveur d’une fille laide et bossue dont uploads/Litterature/ sand-melchior.pdf
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- Publié le Mar 28, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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