SCATODALI : DE LA SCATOLOGIE À L’ESCHATOLOGIE Henri BÉHAR Je devrais adopter l’
SCATODALI : DE LA SCATOLOGIE À L’ESCHATOLOGIE Henri BÉHAR Je devrais adopter l’accent célèbre et très travaillé de Salvador Dali, qui prononçait « escatologie », pour désigner indifféremment la scatologie, c’est-à-dire le discours sur la merde, aussi bien que l’eschatologie, autrement dit l’examen des fins dernières de l’humanité. Dans ses manuscrits autographes, les deux termes se confondent, graphiquement et sémantiquement. Ainsi, parlant du Jeu lugubre, ce tableau qui marqua son entrée dans le groupe surréaliste, il écrit : Neamoins qu’an Breton vu ce tableau esita /longuement/ devant l le les elements « escatologiques » de celui ci, le personage de dos aparesant avec ses caleçons eclabousses d’excremets : ge l’aparition de tipe n s involontere si caracterise, de cet element dans toute l’hiconografie pscopatologique aurai du sufir, mai il fallut que gexplique cela /ge me justifie en/ disant qu’il s’agisait /la/ d’un simulacre on ne me demanda /pas/ plus, mai si /l’/ on m /me/ l’aurai demande plus il aurai vien fallu que ge disse /repondre/ qu’il s’agissait, des simu du simulacre des excrements eux memes – ceci /cete etroitese idealiste fut a mon poin de vue le « vice de l’inteligence » fonamental de cette premiere periode du surrealisme : on etablissait des hirarchis la hu il i havait aucun moAyen qu’ils en cet /existen/, entre un excrement et un morço de cristal de Roche, qui surgisait tous les deux du meme fond inconcient pouvan se valoir, par contre on nie les hierarchis de la tradition (VS1 441) Sans entrer dans le détail du commentaire, on observera que le syntagme « les éléments ‘’escatologiques’’ » renvoie aux traces excrémentielles visibles sur le tableau, dont Dali nous assure qu’elles ne sont que simulacre (ce dont on se serait douté !), aussi bien qu’aux fins dernières de l’homme, toujours présentes dans l’œuvre artistique ! Je parlerai donc de la scatologie qui mène à l’eschatologie chez Dali. L’ensemble de la critique dalinienne, ou du moins de ceux qui s’intéressent à ses écrits autant qu’à ses tableaux, conviennent que la scatologie, au sens le plus matériel : « Écrit, propos 1. Salvador Dali, La Vie secrète de Salvador Dali. Suis-je un génie ?, édition critique établie p ar Frédérique Joseph-Lowery, L’Age d’Homme, 2006, p. 441. Par la suite, je cite cet ouvrage au moyen du sigle VS, suivi de la page en chiffres arabes. 2 grossiers, où il est question d'excréments » selon la définition du Robert, est primordiale dans son œuvre. Ainsi, commentant La Persistance de la mémoire, un rédacteur anonyme de l’encyclopédie la plus répandue, Encarta, écrit-il : Salvador Dalí fut l'une des figures les plus tapageuses du mouvement surréaliste. Il se composa un personnage qu'il voulut mythique jusqu'à la fin de sa vie, orchestrant une sorte de spectacle permanent qui associe érotisme, provocations, délires, scatologie, voyeurisme et obsessions. Ses tableaux mêlent sur le même mode paysages oniriques, objets de la vie quotidienne et effets surprenants, comme dans Persistance de la mémoire, où ces fameuses montres « molles » n'en sont pas moins parfaitement « léchées ». (Je souligne) Le fait est que pour les plus autorisés de ses exégètes, Dali est et reste scatologique, même s’il lui est arrivé, à maintes reprises, de témoigner son horreur des excréments. Ainsi, dans l’une de ses premières contributions à la revue du groupe surréaliste, il s’en prend aux intellectuels espagnols, qui sont à ses yeux le comble de l’abjection. Qu’il le fasse en usant d’un vocabulaire aussi grossier que ce qu’il dénonce n’étonnera pas le lecteur moderne, averti de l’ambivalence du lexique : Je crois absolument impossible qu’il existe sur terre (sauf naturellement l’immonde région valencienne) aucun endroit qui ait produit quelque chose de si abominable que ce qui est appelé vulgairement des intellectuels castillans et catalans ; ces derniers sont une énorme cochonnerie ; ils ont l’habitude de porter des moustaches toutes pleines d’une véritable et authentique merde et, pour la plupart, ils ont en outre l’habitude de se torcher le cul avec du papier, sans se savonner le trou comme il faut, comme cela est pratiqué dans divers pays, et ils ont les poils des couilles et les aisselles remplis matériellement d’une infinité grouillante de tous petits enragés « maitres Millets », « Angel Guimeras ». […]2 Fort de ce contre exemple, je crois indispensable de mettre en garde contre une trop fréquente erreur de méthode, qui consiste à poser pour Dali un diagnostic de déviance avant même d’avoir analysé ses écrits. Au demeurant, la critique littéraire n’a aucune légitimité pour ce faire. C’est pourquoi, au risque de vous paraitre naïf, je commencerai par relever les traits scatologiques dans ses écrits, pour dégager les voies de l’interprétation dans un deuxième temps, ceci afin de situer cette pratique scripturale dans sa dimension la plus noble, celle qui se préoccupe des fins ultimes de l’humanité. *** Tandis que pour la plupart des peintres, chez Picasso par exemple, l’écriture n’intervient qu’en cas de crise, au moment où l’accès à la peinture leur devient impossible3, Dali s’exprime constamment par l’écriture, depuis son adolescence ; il va même jusqu’à se prétendre romancier, et le prouve en publiant Visages cachés. La scatologie est une des composantes de cette écriture, que j’examinerai dans son développement chronologique, des 2. S. Dali, Intellectuels castillans et catalans ~ Expositions. Arrestation d’un exhibitionniste dans le métro. SASDLR, n°2, p. 7. 3. Voir le chapitre « Picasso au miroir d’encre » (1993), dans Henri Béhar, Les Enfants perdus, L’Age d’Homme, 2002, p. 101-112. 3 écrits de jeunesse jusqu’au journal intime des années quarante, en passant par les poèmes de la période surréaliste4. * On sait l’importance que revêtent, pour les psychanalystes notamment, les souvenirs d’enfance. Incontestablement, le texte le plus intéressant pour comprendre la formation de l’artiste et surtout de l’écrivain est le Journal d’un génie adolescent, qui nous est parvenu, en traduction française, il y a une dizaine d’années5. Sans y aller voir de trop près, la critique psychologisante relève avec une grande satisfaction les aveux de l’auteur quant à son comportement (scatologiquement) pervers. C’est un psychiatre qui parle ici : Il est vrai que la tendance fortement scatologique de Dali s'imprima en lui dès son enfance. Ses premières années furent même marquées par une anomalie freudienne caractérisée : le plaisir suraigu de retenir ses crottes et de les déposer dans des endroits divers et variés de la maison — tiroirs, armoires, boîtes à chaussures, sucriers, tapis... — pour que personne ne puisse le prendre devant le fait accompli... ou plutôt le pet accompli6! Passons sur le jeu de mots inutile de l’analyste. Pour ma part, je constate que ce journal intime (destiné à rester secret presque jusqu’à la fin de sa vie) ne contient que très peu de confidences sur ce point, pour ne pas dire aucune. S’en tenant à l’étymologie (supposée) du terme, il faudrait s’intéresser ici au concept de « putrescent ». Bien qu’il ne soit pas directement lié à la scatologie, il relève néanmoins du même champ sémantique, puisqu’il intègre le sème de « décomposition ». Le critique Felix Fanès, qui a lui-même établi le texte de ce Journal, indique que ce terme avait été lancé par un journaliste catalan, ami du père de Dali et précise qu’on a conservé plusieurs dessins de « putrescents » de Dali. À Madrid, Dali et Garcia Lorca envisageaient de publier le Libro de putrefactos, qui devait promouvoir l’idiot, l’imbécile, au sommet du lyrisme.7. En réalité, l’exposition de Madrid, en mai-juin 1995, et le volume qui en est issu, Los putrefactos de Dalí y Lorca : historia y antología de un libro que no pudo ser publié par Rafael Santos Torroella à la Residencia de estudiantes, montrent bien qu’il s’agit là de la production d’un groupe d’adolescents attardés, ou de jeunes adultes attachés à leur enfance, semblable, en quelque sorte, à celle que j’ai étudiée à propos des élèves du Lycée de Rennes autour de Jarry, du Lycée de Nantes autour de Jacques Vaché, ou encore du Lycée de Reims avec Daumal et Gilbert-Lecomte8. C’est pourquoi je proposerai de traduire « putrefactos » tout simplement par « palotins », ces émanations du Père Ubu, exécutants de ses basses œuvres, de même origine. Ces êtres frustes et rudimentaires sont issus du pourrissement de la société ; ils en représentent la substance en décomposition. Dans l’imaginaire des résidents, et chez Dali en particulier, les palotins ont besoin de la putréfaction, qui est elle-même objet de 4. Pour José Pierre, « Salvador Dali poète surréaliste », Mélusine, n° XII, 1991, p. 179-198, la poésie de Dali est paroxystique dans le domaine de l’amour, de l’érotisme et de la scatologie. 5. Salvador Dali, Journal d’un génie adolescent, traduit du catalan par Patrick Gifreu, préface et notes de Félix Fanès. Anatolia/Le Rocher, 1994, 244 p. ill. 6. Henry Puget, Dali, l’œil de la folie, éd. Jean Boully, 1989, 170 p. 7. Salvador Dali, Journal d’un génie adolescent, traduit du catalan par Patrick Gifreu, préface et notes de Félix Fanès. Anatolia/Le Rocher, 1994, n. 210, p. 223. 8. uploads/Litterature/ scatologie-a-la-escatologie-henri-behar.pdf
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- Publié le Mar 26, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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