Bernard Sergent Arc In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6
Bernard Sergent Arc In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 223-252. Résumé Arc (pp. 223-252) Des travaux antérieurs (J. Le Goff, P. Vidal-Naquet), ont souligné la "coïncidence" des statuts de l'arc dans deux sociétés: celles de la Grèce ancienne et de l'Europe occidentale médiévale. Le présent travail montre qu'il s'agit en fait d'un iso-axiologème: le statut de l'arc est identiquement celui d'une arme méprisable (ou, parfois, inversement, royale), réservée aux marginaux, aux jeunes, aux femmes, dans l'ensemble des sociétés indo-européenes de l'Europe ancienne (Grecs, mais aussi Germains, Celtes, Italiques). Ce dont l'Europe médiévale est héritière. Cet iso-axiologème est mis en relief par l'existence d'un autre, de direction opposée, unissant les peuples indoeuropéens orientaux, Indiens, Iraniens, Anatoliens autour d'une valeur éminente de l'arc, arme par excellence du guerrier. Citer ce document / Cite this document : Sergent Bernard. Arc. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 6, n°1-2, 1991. pp. 223-252. doi : 10.3406/metis.1991.970 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1991_num_6_1_970 ARC Le statut de l'arc dans des sociétés différentes a fait l'objet, de la part de P. Vidal-Naquet et de J. Le Goff, de remarques que cette rapide étude veut développer. D'une part, en effet, Grèce ancienne et France médiévale s'accordent pour donner à l'arc un statut inférieur dans la hiérarchie des armes, qu'il soit réservé à une activité inférieure à la guerre, à savoir la chasse, ou qu'il soit mis entre les mains d'individus distincts de l'homme libre ou noble guerrier; et d'autre part, ce faisant, elles s'opposent à l'Inde, dans laquelle l'arc est par excellence l'arme du guerrier qualifié1. Autre ment dit, l'arc comme signe change de sens selon les sociétés2. Je montrerai ici qu'en fait, non seulement Grèce et France se rencont rent sur ce point, mais que tous les grands peuples indo-européens occ identaux (Celtes, Italiques, Germains) s'accordent avec elles sur le même sujet, tandis que tous les peuples indo-européens orientaux s'accordent avec l'Inde. La variation de signe coupe diamétralement le monde indo européen. Elle joue, dans l'un et l'autre cas, sur une série d'oppositions dichotomi- 1. P. Vidal-Naquet, "Le 'Philoctète' de Sophocle et l'éphébie", Annales E. S. C, n° spécial, mai-août 1971, pp. 623-638; nouvelle version, dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, 1972 (avec Jean-Pierre Vernant), pp. 160-184; Le Chasseur noir. For mes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 1983, p. 193; "Retour au Chasseur noir", Mélanges Pierre Lévêque, 1989, t. II, Besançon, pp. 387-411 (p. 402); J. Le Goff et P. Vidal-Naquet, "Lévi-Strauss en Brocéliande. Esquisse pour une analyse d'un roman courtois", dans L'imaginaire médiéval, Paris, 1985, pp. 151-187 (pp. 157- 158). 2. J. Le Goff- P. Vidal-Naquet, art. cit., p. 158. 224 BERNARD SERGENT ques: jeunes/vieux, inférieurs/supérieurs, féminin/masculin, armes de jet/ armes de main, chasse/guerre, guerrier à pied/guerrier monté... C'est aussi un mode d'exposition "dichotomique" que j'utiliserai, en rai son de la nature de la documentation, en distinguant des sources "exosco- piques", fournies par des observateurs étrangers sur une société, et les sources "endoscopiques", fournies par une société sur elle-même. On verra, dans la discussion finale, que les premières sont en fait ambiguës, et ne peuvent à elles seules être déterminantes dans la démonstration. Les secondes, par contre, consistant largement en mythes, révèlent d'emblée le système de valeur en vigueur dans telle ou telle culture. I. Les Indo-Iraniens Les sources "exoscopiques" consistent dans les écrits gréco-latins, et l'on commencera par le plus remarquable d'entre eux: la description de l'armée perse par Hérodote3. Parmi les Orientaux, étaient en effet archers: les Perses; les Mèdes, les Kissioi, les Hurkanioi (car tous trois étaient équipés "comme les Perses"); les Baktrioi; les Sakai Amurgioi; les Indiens; les Arioi; les Parthes, Khorasmioi, Sogdoi, Gandarioi, Dadikai (car tous ceux-ci étaient armés "comme les Baktrioi"); les Kaspioi; les Sarangai; les Paktues; les Outioi, Mukoi, Parikanioi (car équipés "comme les Paktues"). Tous ces peuples, sauf les Indiens, étaient des Iraniens, ou, dans le cas par exemple des Kissioi, d'origine non indo-européenne mais assurément en grande partie iranisés à l'époque d'Hérodote. Ainsi tous les contingents de la famille indo-iranienne dans l'armée achéménide étaient archers. Il en était de même des peuples iraniens demeurés extérieurs à la domi nation perse, à savoir, principalement, les Scythes d'Europe4, les Massa- gètes5, les Sarmates6. Ce sont les mêmes sources qui signalent l'importance de l'arc dans les mythes royaux de l'univers iraniens. Le trésor royal des Scythes comprend 3. Hérodote, VII, 61-78: cf. P. Briant, "Contingents est-iraniens et centrasiatiques dans les armées achéménides", dans Colloque Asie Centrale, 1988, pp. 121-138, p. 174, tableau. Il faudrait encore ajouter les Sagartioi, VII, 85, et les cavaliers indiens, baktrioi, parikanoi, VII, 86. 4. Hérodote, I, 73; IV, 3, 9-10, 46, 70-71, 76, 81, 131-132; etc. 5. Hérodote, I, 214-216. 6. Hérodote, IV, 114-116, etc. Pour les Dahae, Arrien, Anabase, V, 12. Ajouter les Kardoukhoi, Xénophon, Anab., IV, 2, 69; 2, 28. ARC 225 une flèche et une lance, selon Quinte-Curce7, et, si Hérodote, racontant le même mythe d'origine, parle d'une hache en or plutôt que des deux armes précédentes8, le motif est assurément ancien, puisqu'une autre version, hellénisée, du mythe d'origine scythique, chez le même auteur, mentionne une épreuve de l'arc9. Un roi scythe se fit faire un gigantesque vase, de l'airain de pointes de flèches apportées par tous ses sujets10, et l'arc ou les flèches interviennent dans d'autres histoires11, dans le serment scythi que12, dans un message fait d'un assemblage de signes13. . . Prolongeant un des récits d'Hérodote, Pline veut que l'arc et les flèches aient été inventés par un fils de Jupiter nommé Scythes14. L'épreuve de l'arc se retrouve, implicitement, dans un épisode de la vie de Cambyse, dans Hérodote encore: ce roi, atteint de folie à la suite du meurtre du Taureau Apis, fait exécuter son frère Smerdis, car celui-ci a réussi à bander un arc que nul autre en Perse ne pouvait tendre, et cela constitue une menace d'accession au trône15. Passant à l'examen "endoscopique", on ne peut que remarquer l'exalta tion de l'arc dans les cultures des peuples cités, pour peu qu'elles soient connues. La garde des rois Achéménides, à partir de Darios, est constituée d'un corps de deux mille cavaliers et deux mille fantassins, tous d'origine noble: leurs armes, connues par la frise des Archers à Suse, étaient d'une part une longue lance d'environ deux mètres, d'autre part l'arc16. Selon des textes pehlevi , les trois armes qui servent à la fois à la guerre et à la chasse sont le javelot, l'épée et l'arc; et ce sont là les trois armes dont un jeune prince doit apprendre l'utilisation17 - texte qui a un remarquable parallèle antique, "exoscopique" mais bien informé, Hérodote toujours: 7. Vie d'Alexandre, VII, 8, 18-19. 8. Hérodote, IV, 5-7; et sur ce G. Dumézil, Romans de Scythie et d'alentour, Paris, 1978, pp. 81,172. 9. Hérodote, IV, 9-10. 10. Hérodote, IV, 81. 11. Hérodote, IV, 3. 12. Hérodote, IV, 70. 13. Hérodote, IV, 131-132. 14. Pline, Hist. Nat., VII, 56. 15. Hérodote, III, 30. 16. Cf. C. Huart et L. Delaporte, L'Iran antique, Élam et Perse, et la civilisation ir anienne, Paris, 1943, pp. 283-284; et pi. XIV. 17. Xusro udredag, cité dans Ph. Gignoux, "Une ordalie par les lances en Iran", Revue de l'Histoire des Religions, 200.2, 1983, pp. 155-161, p. 158, n. 12. 226 Bernard Sergent de quinze à vingt ans, les jeunes Perses apprennent seulement trois choses, à savoir, monter à cheval, tirer à l'arc, et dire la vérité18: dans ces deux tria des d'objectifs pédagogiques distants de plusieurs siècles, l'élément inva riant est le tir à l'arc. L'arc, les flèches, le goryte qui contient l'un et les autres, sont des objets favoris de l'art scythique19, et l'archéologie a révélé des pointes de flèches dans les domaines scythique, cimmérien, sauromate, saka20, ce qui, d'ail leurs, en soi, n'est nullement signifiant du statut de l'arme, comme on le verra plus loin. Quant à l'Inde, le statut éminent des archers n'a pas besoin d'être lo nguement démontré. L'arc est l'arme des dieux guerriers, de Visnu21, de Rudra22, des Marut23, d'Indra24. Dans ces deux derniers cas, leur arme par excellence est la foudre, l'éclair, mais la flèche en est une métaphore, ou, plus que cela, une concrétisation. Voici sur ce point un texte instructif de la Sâtapatha Brâhmana, au sujet du plus célèbre exploit d'Indra: "Quand Indra lança sa foudre (vajra) contre Vrtra, cette foudre, une fois lancée, devint quatre choses. Un tiers ou à peu près est le sphya, un tiers ou à peu près le poteau sacrificiel (yûpa), un tiers ou à peu près le char (raiha). Et, quand il frappa, ce fragment (— ce qui reste de la foudre) se fendit (as'iryata) et, après sa chute, devint flèche, et la flèche est appelée sara, parce que (le fragment qui lui a donné 18. Hérodote, 1, 136. 19. L'Or des Scythes. Trésors des musées soviétiques, Grand Palais, 8 octobre -21 dé cembre 1975, Éd. des Musées Nationaux, Paris, pp. 65-67, 78, 84-89, 97, 110-111, 165. Cf. aussi M. F. Vos, Scythian uploads/Litterature/ sergent-arc.pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 1.9998MB