LITTÉRATURES DE LA FRANCE MÉDIÉVALE Michel ZINK Membre de l’Institut (Académie

LITTÉRATURES DE LA FRANCE MÉDIÉVALE Michel ZINK Membre de l’Institut (Académie des inscriptions et belles-Lettres), professeur au Collège de France fr Mots-clés–: Moyen Âge, littérature, langue, culture, poésie, simplicité La série de cours et séminaires «–Parler aux simples, parler des simples–: conscience de la simplicité dans l’art littéraire médiéval–» est disponible, en audio et/ou en vidéo, sur le site internet du Collège de France (http://www.college-de-france.fr/site/michel- zink/course-2015-2016.htm). La leçon de clôture Ce que nous devons aux anciens poètes de la France est également disponible en vidéo (http://www.college-de-france. fr/site/michel-zink/closing-lecture-2015-2016.htm), et publiée par le Collège de France, dans la collection «–Conférences–» (https://books.openedition.org/cdf/1419, texte intégral en libre accès). ENSEIGNEMENT COURS–PARLER AUX SIMPLES, PARLER DES SIMPLES: CONSCIENCE DE LA SIMPLICITÉ DANS L’ART LITTÉRAIRE MÉDIÉVAL Le cours de l’année dernière, «Parler aux “simples gens”: un art littéraire médiéval», avait un projet identifiable et circonscrit. Le point de départ était simple: contrairement à d’autres civilisations où la langue savante, même si elle n’est plus parlée couramment, reste pendant des siècles la seule langue de la culture écrite, les langues vernaculaires de l’Occident médiéval ont été très tôt écrites. Elles ont vu très vite leur littérature se développer à côté des lettres latines et bientôt les concurrencer victorieusement sauf dans le pur domaine de la pensée et du savoir. Cette accession rapide au statut de langues de culture, et de culture écrite, est due assez largement à la nécessité où étaient les clercs, qui détenaient, avec la connaissance du latin, le monopole de l’écriture, de passer par elles pour évangéliser la masse des fidèles, les «simples gens». Les premiers monuments conservés de notre littérature témoignent de ce souci. Il est présent aux racines de cette littérature, si élitiste qu’elle se veuille d’autre part. 402 MICHEL ZINK La vraie question n’est donc pas de savoir pourquoi la littérature en langue vulgaire s’adresse aux simples, mais de comprendre pourquoi très vite la littérature en langue vulgaire ne s’adresse pas seulement à eux, mais prétend au contraire s’adresser spécifiquement à un milieu restreint et raffiné. L’opposition n’est pas entre une littérature religieuse et une littérature profane, car la notion même de littérature profane n’a guère de sens au Moyen Âge; elle est celle de la place des simples dans cette littérature qui, au départ, n’utilise leur langue que pour s’adresser à eux. C’est pourquoi le cours commencé l’an dernier sous le titre «Parler aux “simples gens”: un art littéraire médiéval» se prolonge cette année avec un élargissement, sous le titre: «Parler aux simples, parler des simples. Conscience de la simplicité dans l’art littéraire médiéval». Le cours de 2014-2015 s’achevait sur la constatation suivante: Parler aux simples gens, c’est souvent imiter la façon dont les simples gens sont supposés penser et s’exprimer. C’est les mettre en scène. C’est pourquoi, il ne suffit pas, pour traiter le sujet, de prendre en considération des textes qui, comme les sermons, s’adressent explicitement aux simples. Il y a une posture du simple qui définit une bonne part de l’art littéraire médiéval. Mais il y a aussi dans l’art littéraire médiéval une relation du simple et du subtil qui n’est pas celle qui nous est familière. Il y avait, à vrai dire, dans ce propos plusieurs points sensiblement différents. D’une part, une constatation banale: pour parler aux simples, on a tendance à parler comme eux ou comme on s’imagine qu’ils parlent. Les textes qui s’adressent aux simples offrent donc un reflet, soit du langage des simples, de leur façon de s’exprimer et de raisonner, soit de la façon dont les auteurs de ces textes se représentent le langage et la pensée des simples. Ils créent ainsi une image et un personnage du simple. Le bon sens limité et sentencieux, le ton entendu, le laconisme têtu, l’insolence faraude, les jurements et les serments prêtés à temps et à contretemps pour des broutilles, on les trouve aussi bien dans les sermons au peuple que chez tous les simples de la littérature: le vilain gardien de taureaux sauvages dans Le Chevalier au Lion, le bouvier et les bergerots d’Aucassin et Nicolette, la bergère et plus encore les bergers des pastourelles, Robin et Marion dans le jeu éponyme d’Adam de la Halle, leur héritier, plus tard les comparses des mystères, qui offrent un contrepoint comique et une détente au milieu de l’action tragique et sacrée, ou encore les personnages des farces, à qui souvent les répliques, organisées sur le schéma métrique des rondeaux, imposent un ressassement buté, celui du refrain, qui s’accorde avec l’entêtement et la tendance à répéter une formule une fois qu’on l’a trouvée volontiers prêtés au caractère populaire. D’autre part, du début à la fin du Moyen Âge, la poésie recherche fréquemment des effets de contraste entre une poésie simple, réputée celle des simples, marquée des signes de l’archaïsme et de la naïveté, et une poésie sophistiquée, marquée des signes de l’élégance et de la modernité«1. En contrepoint à la poésie courtoise, les milieux de cour eux-mêmes favorisent, soit la résurgence de la vieille tradition des chansons de femmes, comme l’avait fait la poésie zadjalesque avec les khardjas, soit la diffusion de chansons du type chansons de femmes, présentées comme la collecte ou l’imitation du répertoire des simples: cantigas d’amigo galiciennes – portugaises, 1. M. Zink, Le Moyen Âge et ses chansons ou un passé en trompe-l’œil, Paris, Éditions de Fallois, 1996. LITTÉRATURES DE LA FRANCE MÉDIÉVALE 403 chansons de toile françaises, chansons de la mal mariée, chansons d’aube féminines. Ces chansons sont supposées faire entendre la voix des simples parce qu’elles sont de facture simple, parce qu’elle poursuivent une tradition poétique antérieure au lyrisme de cour de la poésie courtoise et de la fin’amor, et enfin parce que l’expression féminine de l’amour, la voix féminine qui dit ou chante l’amour sont supposées se caractériser par une absence de réflexivité, de conscience de soi de l’amoureuse, par un aveu direct, sans fard, sans détour, sans métaphores, naïf en somme, de l’amour et du désir: la femme, supposée moins rationnelle que l’homme, incarne aux yeux du Moyen Âge une forme de simplicité, qui d’une part n’exclut ni l’astuce, ni la ruse, ni l’habileté, tout au contraire, et d’autre part favorise un aveu ingénu de l’affectivité et de la sensualité. Les chansons de femmes offrent ainsi un vif contraste avec l’introspection permanente, l’analyse, la discussion avec soi-même ou avec un partenaire poétique, la sophistication de l’expression qui caractérisent la poésie courtoise et son amplification narrative, soit dans le roman d’amour, soit dans l’exploration de l’intériorité sous la forme du récit allégorique, dont Le Roman de la Rose sera longtemps le modèle. Le langage et le personnage du simple sont mis au service de ce contraste, qui vise à la mise en place d’un système poétique mettant en valeur les deux types poétiques par leur juxtaposition plus qu’à la dévalorisation de l’un au profit de l’autre. C’est le même contraste, opposant la simplicité de la bergère aux manières et au langage du poète séducteur, qui donne son sel au genre de la pastourelle. Contraste ou dévalorisation du personnage simple? Dévalorisation, dira-t-on: le poète séducteur abuse de la simplicité de la bergère; il se moque d’elle en la flattant et en l’étourdissant de belles paroles pour parvenir à ses fins; il se réjouit d’obtenir ses faveurs contre un colifichet grossier; il se moque des danses rustiques des bergers; lorsque ceux-ci s’offensent de ses avances indiscrètes à la bergère, il prend le large, parce qu’il ne va pas se commettre jusqu’à se battre avec ces rustres (N’oi cure de tel gent, dit le comte Thibaut IV de Champagne, roi de Navarre). Mais la bergère et les bergers savent faire une arme de leur simplicité et du mur d’incompréhension réelle ou feinte qu’ils opposent à leur interlocuteur. Celui-ci est ridiculisé autant qu’eux, plus parfois. L’effet ultime est donc bien dans le contraste. On est revenu sur ce point, d’une part en lisant la porchère occitane Mentre una ribeira, d’autre part à travers un commentaire plus fouillé de la célèbre pastourelle de Marcabru L’autrier jost’una sebissa. Avec son esprit paradoxal, mordant et moralisateur (ou plutôt manifestant une grande exigence morale et spirituelle), Marcabru montre une bergère qui rive son clou à son fat de séducteur et repousse ses avances sucrées, à la fois flatteuses et méprisantes, en faisant de la simplicité de sa naissance, de sa vie, de ses mœurs, de son langage un rempart contre les intentions déshonnêtes qui se profilent derrière les attentions qu’il lui porte. La versification, qui donne l’impression d’une extrême simplicité et dissimule sa sophistication, et la mélodie allègre, simple elle aussi en apparence, mais difficile à chanter passés les quatre premiers vers, prennent le parti du langage simple de la bergère contre le langage sophistiqué du séducteur, que l’emploi du «je» identifie pourtant au poète. La subtilité de la pièce est que la forme métrique, la forme musicale et la leçon de la chanson sont comme l’émanation de l’interlocutrice du poète et ne reflètent pas son point de vue à lui, qui devrait être pourtant celui qui s’impose au uploads/Litterature/ simplicite-moyen-ages-michel-zink.pdf

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