DISCOURS DE M. François SUREAU ——— M. François Sureau, ayant été élu à l’Académ

DISCOURS DE M. François SUREAU ——— M. François Sureau, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Max Gallo, y est venu prendre séance le jeudi 3 mars, et a prononcé le discours suivant : Mesdames et Messieurs de l’Académie, Avant de m’asseoir parmi vous, suprême récompense des talents incertains d’eux-mêmes, laissez-moi rester quelques instants debout parmi les vivants et les ombres. Aux vivants je dois ce remerciement que je ferai tout à l’heure. Quant aux ombres, je voudrais faire apparaître, bien sûr, celle de La Fontaine, qui fut un moment avocat à Paris et reste à jamais le plus vivant d’entre nous, lui qui dormait vingt heures sur vingt-quatre et ne se réveillait que pour la poésie et pour l’amour ; mais l’ombre aussi de Chateaubriand exposé pour toujours au silence et au vent de la mer, et celle de Deniau revenant du Panshir, et celle de Jean d’Ormesson parlant d’Augustin avec Ayyam Wassef, et j’étais ébloui, et cet éblouissement n’a pas cessé. Je m’en serais voulu d’annexer ainsi, à l’instar d’un député des candidatures multiples, d’autres fauteuils que le mien, si je ne m’étais souvenu que l’Académie, c’est une Compagnie dans laquelle on entre, et non une circonscription dont on hérite. Qu’elle soit aussi la Compagnie des morts a tout pour me réjouir. Plus qu’à Barrès, dont le délire antisémite ne parvient cependant pas à faire oublier ni ce qui l’unissait à Proust, ni l’amour d’Aragon, je pense aujourd’hui à Hugo, qui a souffert pendant vingt ans - 4 - sur son île de voir la police partout et la justice nulle part ; Hugo, l’inlassable avocat des États-Unis d’Europe et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; Hugo auquel mon prédécesseur à ce fauteuil a peut-être consacré son plus beau livre et qui écrit dans Les Châtiments un vers que nous ne devrions pas pouvoir lire aujourd’hui sans frémir : « Ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour Tout l’univers aveugle est sans droit sur le jour. » Oui, il fait bon évoquer ces ombres, et avec elles ce combat inconnu du reste du monde où s’unissent les espérances de Louise Michel et celles d’Armand de La Rouerie, celles d’André Breton et celles de Barbey, dans le refus obstiné d’un ordre des choses auquel on ne mettra jamais assez d’italiques ; refus qui, on le sait bien, trouve son origine dans l’enfance, dans les sortilèges de l’enfance, vite détruits par le poids des regrets et le scintillement des carrières. Qu’on soit de Nice, de Combourg ou du boulevard Malesherbes n’y change rien. L’enfance finit toujours par s’inviter au bal des adultes, au milieu des tourments les plus vifs, et même des grandes catastrophes. Lorsque de Gaulle prononce ce faux vers : « J’invite les Français qui veulent rester libres / à m’écouter et à me suivre », c’est l’enfance qui apparaît, avec son étonnement devant la démission des grandes personnes. Car ce vers suppose aussi qu’il existe, et peut-être en grand nombre, des Français qui ne veuillent pas rester libres, des hommes qui préfèrent la servitude. Jusqu’à la fin, Napoléon a écrit « enfanterie » pour infanterie, et cette erreur nous touche parce qu’elle nous introduit à l’essentiel. Aussi, puisque le maître de Nazareth nous en prie, je voudrais m’arrêter un instant pour rendre à César ce qui lui appartient, ces royaumes de la terre qui sont au diable, avec leurs enfants morts à la guerre, morts à la mine, morts de faim, morts sur les routes de l’exil, et cette face hideuse de l’injustice dont a parlé Bernanos dans la préface des Grands Cimetières. À la vérité, avant ou après qu’il eut bénéficié du secours de la foi, votre confrère Max Gallo ne s’est jamais occupé d’autre chose. C’est pourquoi je suis heureux de prononcer devant vous son éloge sans avoir à mentir, ce qui peut être tout de même, comme Montherlant l’avait relevé le jour de sa - 5 - réception, un prix assez lourd à payer, pour cause de règlement, à l’honneur qu’on vous fait. Pour certains, dont je suis, dont peut-être Max Gallo était, l’Académie française n’est pas le contraire de l’enfance, mais un royaume qui ressemble au sien, et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Elle en préserve la puissance agissante dans le souvenir du passé. Sans passé, il n’y a plus d’enfants, seulement une chiourme de petits bagnards gardés par les serviteurs du pouvoir et de l’argent. Il n’est pourtant pas besoin d’être élu parmi vous pour se souvenir comme il faut. Mais il y a de la douceur dans l’incarnation, fût-elle mobilière, dans ce voisinage mystérieux des bords de Seine qui me fait remercier aussi, à travers vous, vos prédécesseurs d’avoir admis ces talents du second rayon parmi lesquels je me sentirai vraiment chez moi. La littérature produit ses effets hors du Lagarde et Michard, c’est- à-dire hors du temps, peut-être même hors du jugement, dans une sorte de version séculière, et dont j’espère que vous ne la jugerez pas blasphématoire, de la communion des saints. Je la vois ainsi et cette Coupole parfois moquée par les meilleurs esprits m’apparaît s’élever au- dessus du nombre et de la qualité de ceux qui ont siégé à l’abri d’elle, comme le temple à la fois de l’aventure et du port, du pardon et du souvenir, de l’angoisse et de l’espérance, de l’émotion et du rire, où Babar converse avec Vautrin, Apollinaire avec Chrétien de Troyes, Caillois avec lui-même et Barrès avec Breton, cette fois autrement mieux qu’à son procès. Sans doute l’Académie est-elle plus grande que les ombres qui la peuplent. Mauriac a cru voir Rimbaud y entrer sur les pas de Claudel. Je me plais à imaginer que, s’il avait vécu, Apollinaire s’y serait présenté, comme il l’avait prédit à Max Jacob au cours d’un dîner mémorable qui s’était conclu par un échange de gifles, pour être élu au 24e fauteuil, triomphant d’Édouard Estaunié de justesse, au troisième tour de scrutin. Des années plus tard, Max Gallo l’aurait évoqué devant vous, une phrase courte après l’autre, faisant revivre La Turbie, les citronniers devant une mer « calme et bleue par places comme si l’eau laissait transparaître d’énormes saphirs ». Il aurait cité avec émotion les souvenirs niçois de son prédécesseur : « La route était bordée d’agaves qu’involontairement, chaque fois qu’il les voyait, il comparait à des paquets de morue sèche. Parfois, à cause du vent - 6 - contraire, il se tournait pour allumer une cigarette égyptienne dont la fumée s’élevait en spirales semblables aux montagnes bleuâtres qui s’estompaient au loin en Italie. » Le « soldat amoureux de la douce France » avait tout pour lui plaire, à lui si français d’être si étranger. *** Cette douceur de l’incarnation suffit presque à désarmer les préventions contre le discours académique que peut entretenir, et depuis longtemps, un naïf amateur du Contre Sainte-Beuve. Le discours de réception en effet est plutôt du côté de Sainte-Beuve ; et même parfois proche de ces navrantes sessions de la justice pénale où le président, reconstituant la vie de l’accusé, le décrit comme voué de toute éternité au bagne à raison de telle faute commise naguère dans la cour d’école. Cette assomption de la causalité bourgeoise, malheureuse ici, heureuse là, est commune à la justice criminelle et à l’institution académique. Et c’est ainsi qu’au gré des réquisitoires et des discours, les uns et les autres paraissent marcher du même pas les uns vers la Coupole et les autres vers la maison centrale, à raison par exemple d’une même origine étrangère, d’un même déracinement. L’un des premiers je crois avant Proust, dans son discours de réception, le 29 janvier 1846, Vigny a relevé l’étonnant contraste entre la solitude de l’écrivain, ce silence et cette patience sans lesquels il n’y a pas d’œuvre, et le bruit des réceptions, tambour des gardes et murmure du grand monde. Et Vigny de s’en réjouir, peut-être par politesse. Étant enfin reçu, on ne va pas cracher sur les parquets, ni se plaindre que l’auteur efface l’œuvre. Comme le disait une chanson militaire de ma jeunesse que j’hésite à entonner devant vous : « Mais il a fallu, il a fallu qu’il y aille / mais il a voulu, il a voulu y aller. » Je n’en rougis pas. Peut-être votre Compagnie sera-t-elle le dernier endroit où tenir une conversation civilisée entre personnes que tout ou presque sépare, la religion, la couleur de la peau, les préférences sexuelles, le genre, les affiliations politiques, les domaines d’élection, les conceptions esthétiques ou morales, tout sauf l’essentiel, qui est que cette conversation, inlassablement poursuivie à travers les siècles, est, sinon notre âme même, du moins ce qui la rend sensible et digne d’être aimée, par nous - 7 - et par d’autres que nous. Que cette conversation soit parfois dure et même hargneuse ajoute à son charme. J’aime l’Académie pour ses admis, pour ses exclus, pour ses refusés, pour les controverses auxquelles uploads/Litterature/ sureau-4-discours-de-m-francois-sureau-avec-pagination.pdf

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