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_____________________________________________________________________________________ Tragique et comique liées, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2012, publiés par Milagros Torres (ÉRIAC) et Ariane Ferry (CÉRÉdI), avec la collaboration de Sofía Moncó Taracena et Daniel Lecler. (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », n° 7, 2012. Le théâtre médiéval, le tragique et le comique : réflexions sur la définition des genres Élisabeth LALOU Université de Rouen GRHIS Avant de regarder comment tragique et comique s’articulent, se « lient » dans le théâtre médiéval, il convient de définir les deux termes proposés par le titre du colloque. En effet « tragédie » et « comédie » sont des mots étrangers au théâtre médiéval. On distingue depuis la fin du XIXe siècle un théâtre religieux et un théâtre profane1. Le tragique et le comique sont, il est vrai, d’autres mots. Mais si le comique est bien présent dans le théâtre médiéval, le tragique demande une explication. Dans le théâtre profane et comique – tel est le titre du livre de Jean-Claude Aubailly en 1975 – on distingue d’ordinaire trois grands genres : les farces et les sotties, mais aussi les moralités2. Farces et sotties sont jouées pour faire rire. Charles Mazouer, dans son Théâtre français du Moyen Âge3, intitule le chapitre concernant ce théâtre « la floraison du théâtre du rire au XVe siècle ». Mais le mot de « comédie » n’est pas utilisé. Seule La Farce de maître Pathelin passe parfois pour être la première comédie4. Le théâtre comique ou profane est facile à identifier. Bernadette Rey-Flaud a rédigé un livre entier dans lequel elle s’interroge sur ce qu’était une farce médiévale : « la farce ou la machine à rire5 ». Bernadette Rey-Flaud a essayé d’identifier le ressort du rire dans les farces. Son souci était aussi de savoir quels textes considérer comme de véritables farces et d’inclure ou exclure dans le genre à l’aide d’analyses presque mathématiques tel ou tel texte. On ignore même comment il faut entendre le mot « farce » (faut-il trouver l’étymologie dans « farcir » ? ou « farcer » ?). Les sotties comme les monologues ou les sermons joyeux sont plus nettement satiriques. Les sotties ont été éditées dans la collection des Anciens textes français par Émile Picot en 1902-19126 Il mêle dans ces volumes des textes intitulés « farces » où jouent des fous ou des sots et d’autres intitulés « sotties ». Marie Bouhaïk a décrypté 1 Jean-Claude Aubailly, Le Théâtre médiéval profane et comique Paris, Larousse, 1975. 2 Jean-Claude Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et du début du XVIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1976. 3 Charles Mazouer, Le Théâtre français du Moyen Âge, Paris, Sedes, 1998. 4 Michel Rousse, « Pathelin est notre première comédie » dans Mélanges de langue et littérature médiévales offerts à Pierre Le Gentil, Paris, 1973, p. 753-758. 5 Bernadette Rey-Flaud. La Farce ou la Machine à rire. Théorie d’un genre dramatique (1450-1550). Genève, Droz, coll. « Publications Romanes et Françaises », 1984. 6 Emile Picot, Recueil général des soties, Paris, 1902-1912. (Société des anciens textes français). 2 ÉLISABETH LALOU d’ailleurs ce qu’elle appelle la « construction d’un genre7 ». Les moralités sont à la frontière entre théâtre « sérieux » et théâtre profane ou comique. Les trois genres – farces sotties et moralités – ont connu leur plus important développement aux XVe et XVIe siècles. Les moralités proposent au spectateur une explication allégorique du monde et bien que profanes, elles ne sont pas forcément du ressort du comique. La volonté des historiens du théâtre a toujours été de cataloguer ces pièces dans des genres, ce qui est voué à l’échec car les frontières sont mouvantes : c’est même peut-être ce qui définit ces textes et il n’est pas toujours facile de distinguer entre farce et moralité, farce et sottie etc. Plus important pour définir ces différents types de théâtre comique est l’expression « par personnages » qui indique à mon sens la véritable appartenance de ces textes à la « performance », mot utilisé aujourd’hui pour identifier le théâtre. Le théâtre comique existe aussi avant le dernier siècle du Moyen Âge. Je ne citerai que le Jeu de Robin et Marion et le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, dit le bossu8. Ce théâtre profane est d’une grande richesse et propose tous les ressorts du comique. On oppose traditionnellement le théâtre profane au théâtre religieux On parle face au théâtre profane de théâtre religieux. Nous avons conservé bon nombre de miracles joués au XVIe siècle dont 40 miracles de la Vierge « mis par personnages » ; des mystères hagiographiques dont un certain nombre s’est perdu et des mystères de la Passion dont trois grands auteurs se dégagent – Eustache Mercadé d’Arras, Arnoul Greban de Paris et Jean Michel dont la Passion fut jouée à Angers. Tous ces textes ne sont pas des tragédies et le propos n’est pas tragique, le but du mystère étant d’annoncer la rédemption humaine par la venue du Christ. À l’issue du procès de Paradis, après une discussion entre les vertus et Dieu sur le devenir de l’homme, la sentence est en effet la rédemption de l’homme par la Passion du Christ. Cet épisode apparaît et fut joué en « prologue » des mystères de la Passion. Le tragique existe pourtant bien. Certains passages reconnaissent le destin tragique de l’homme pêcheur (ou celui des païens voués à l’enfer). D’autres montrent l’angoisse des hommes devant la mort et la tristesse qu’ils peuvent ressentir face à la disparition des leurs. Le premier texte en français, qui appartient au théâtre religieux, au XIIe siècle, le Jeu d’Adam, représente « par personnages » le péché originel. Dans cet ordo representationis Ade, la destinée de tous les hommes, – Adam et Ève, chassés du paradis, Caïn et Abel, leur progéniture – est d’être emportés en Enfer par les diables. Ce jeu se situe avant l’invention du purgatoire, et même si Jésus Christ est descendu aux limbes et en a ramené les prophètes et les personnages jadis « au sein d’Abraham », la rédemption de l’homme pécheur n’est qu’évoquée et la venue du Christ paraît fort lointaine face aux personnages de diables qui emportent les personnages en Enfer. On trouve dans ce jeu les premières lamentations du théâtre médiéval, celles d’Adam : Allas ! pecchor, que ai jo fait ? Or sui mort sanz nul retrait. Senz nul rescus sui jo mort 7 Marie Bouhaïk-Girones « Le recueil général des sotties d’Emile Picot ou la construction d’un genre dramatique » dans Les pères du théâtre médiéval, Examen critique de la construction d’un savoir académique, éd. M. Bouhaik-Girones, V. Dominguez, J. Koopmans. Rennes, 2010. 8 Adam de la Halle, Œuvres complètes, éd. Pierre-Yves Badel, Paris, 1995, Le Livre de Poche, coll. « Lettres gothiques ». 3 LE THÉÂTRE MÉDIÉVAL, LE TRAGIQUE ET LE COMIQUE Tant est chaite mal ma sort ! Mal m’est changé ma venture : Mult fu ja bone, or est mult dore. Hélas ! pêcheur qu’ai-je fait ? Je suis mort pour avoir forfait. Sans nul remède je suis mort Tan je suis déchu de mon sort ! Comme a changé ma destinée, Naguère encore si fortunée9. Ces lamentations sont du ressort du tragique, ou tout au moins elles sont destinées à émouvoir les spectateurs. C’est dans ce type de situation qu’il faut chercher le tragique dans les pièces du théâtre religieux. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf10 – miracle du XIIIe siècle dans lequel le clerc Théophile donne son âme au diable mais est sauvé après s’en être repenti par l’intervention de la Vierge Marie, et qui peut passer pour un des premiers miracles de Notre Dame – met en scène Théophile désespéré d’avoir donné son âme au diable. Il se lamente une première fois avant même d’avoir donné la charte à Satan, puis très longuement (12 quatrains) plusieurs années après avant de demander l’aide de la Vierge. Théophile qui est venu voir Salatin « qui parloit au diable quant il voloit » se lamente : Ha ! Laz, que porrai devenir ? Bien me doit li cors dessenir Quant il m’estuet a ce venir. Que ferai, las ? Se je reni saint Nicholas Et saint Jehan et saint Thomas Et Nostre Dame, Que fera ma chetive d’ame Elle sera arse en la flame D’Enfer le noir. La me covendra remanoir. Ci avra trop hideus manoir, Ce n’est pas fable. (v. 101-113) Théophile, malgré la peur atroce qu’il ressent devant le diable, donne la charte. Plusieurs années se passent avant que Théophile se repente : Hé ! las, chetis, dolenz, que porrai devenir ? Terre, comment me pués porter ne soustenir Quant j’ai Dieu renoié et celui voil tenir A segnor et a mestre qui toz maus fet venir ? (premier quatrain, v. 384-387) uploads/Litterature/ teatro-medieval-lo-tragico-y-lo-comico.pdf

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