1 Jean-Jacques Eigeldinger Tellefsen dans les pas de Chopin : entre affinités,
1 Jean-Jacques Eigeldinger Tellefsen dans les pas de Chopin : entre affinités, dévouement et stratégie D ans une esquisse autobiographique – datable de l’été 1855 – Thomas Dyke Acland Tellefsen (1823–1874) a raconté comment l’audition du Concerto en mi mineur de Chopin avait décidé de sa vocation musicale, contrariée par ses parents – père organiste de la cathédrale de Trondheim et bibliothécaire ; mère pianiste. Il ne devait dès lors avoir de cesse d’aller étudier à Paris, voyage entrepris seul en juin 1842. Il y travailla d’abord auprès d’une compatriote, Charlotte Thygeson, élève de Kalkbrenner, puis auprès de ce dernier mais sans grande conviction : la personnalité de Kalkbrenner et ses options mécanistes en matière de technique pianistique ne pouvaient lui convenir. Arriver alors jusqu’à Chopin était chose presque impossible pour un inconnu, non-polonais de surcroît. Par l’intermédiaire du vice-consul de Norvège à Honfleur, M. Thiis, le jeune Tellefsen reçut une lettre de recommandation pour Emile Barateau, poète de romances à la mode, qui le mit en contact avec Henri de Latouche, l’ami berrichon de George Sand. Le lien établi de la sorte déboucha immédiatement sur une première rencontre avec Chopin : en décembre 1844 – soit deux ans et demi après l’arrivée à Paris ! Une lettre de Thomas à son père relate : Il s’intéresse beaucoup à moi, me donne en général trois leçons (timer) au lieu d’une – et il est très bon pour moi ; la première fois que j’ai parlé avec lui il me dit : « Remerciez M. de Latouche (la personne qui avait parlé de moi) pour la connaissance agréable et surprenante qu’il m’a permis de faire avec vous – je vous dirai tout ce que je sais en musique, nous causerons amicalement de cela et tout ira bien car il y a des germes d’originalité chez vous que j’appreciérer [sic] beaucoup » ; ensuite il me demanda où j’habitais – je lui donnai mon adresse : bon, eh bien sortons ensemble » ; il me fit monter dans sa voiture et me conduisit à mon logis – plus mort que vif, car tu connais mon grand enthousiasme pour Chopin, 2 Jean-Jacques Eigeldinger l’admiration que j’ai pour lui et que je tentai tant bien que mal de lui exprimer ; là-dessus il me sourit aimablement, me prit la main et dit : « Vous êtes un peu ‘svärmerisch’, mais c’est bien, comme tous les gens du Nord ».1 L’attitude et le ton de Chopin, plutôt exceptionnels ici, sont sans doute dictés par la situation de l’élève (enthousiasme longtemps comprimé) et par son talent, autant que par l’intervention de George Sand. A partir de là, Tellefsen suivit l’enseignement de Chopin de manière continue jusqu’en 1847/48 (il est à Paris XII 1847–I 1848 : Fanny Erskine). Sa for mation reçue à Trondheim n’était certes pas pour déplaire au professeur : culte de Johann Sebastian Bach et de sa tradition – transmise (via Kirn berger – Wernicke – Ole Andreas Lindeman et le père de Thomas) dans un milieu de cantorat protestant et donc pratique du Wohltemperiertes Klavier, mais aussi intérêt pour d’autres maîtres du XVIIIe siècle, sans oublier la figure fondatrice de Clementi. Voilà qui rejoignait également les goûts du compositeur et théoricien Henri Reber, à qui Chopin confia Tellefsen pour des cours d’écriture, comme il le faisait au même moment pour ses meilleurs élèves « professionnels » : Carl Filtsch, Karol Mikuli et Camille O’Meara (plus tard Mme Dubois). Le même Reber aidera plus tard son ancien étudiant dans l’orchestration de son premier concerto pour piano op. 8. Tout cela n’empêcha pas Thomas de participer à l’assaut des Tuileries lors des journées de février 1848, chose qui ne dut pas être du goût de son maître – lequel ne lui retira pas pour autant son amitié. Leur lien devait au contraire se resserrer à l’occasion du séjour de Chopin en Grande-Bre tagne, où Tellefsen accompagna ce dernier tout au long de sa résidence à Londres, puis pendant les deux premiers mois d’Écosse : « Notre séjour ensemble à Londres, où nous étions tous deux étrangers, nous a éton namment rapprochés et nous a appris à nous connaître l’un l’autre ; je lui rendais visite chaque jour et prenais toujours le petit déjeuner avec lui ».2 De cet été date peut-être la modeste participation de Tellefsen au monumental travail de collationnement des Œuvres de Chopin, entre pris et supervisé par Jane Stirling. Ces sept volumes3 comportent chacun 1 Thomas Tellefsens Familiebreve, Kristiania, 1923, p. 78–79 – à son père, 28 XII 1844. Titre abrégé désormais TTF. 2 TTF, p. 107 – à ses parents, VIII 1848. 3 Paris, BnF, mus : Rés. 241. 3 Tellefsen dans les pas de Chopin : entre affinités, dévouement et stratégie une table d’incipits musicaux, celle du tome V restant seule d’une main non identifiée.4 Or on conserve un feuillet calligraphié par Tellefsen, qui a l’allure d’un travail préparatoire pour la page d’incipits de ce volume V. (Si la mention Oktober 1848, ajoutée dans le coin supérieur gauche de la feuille, renvoie à l’époque de ce travail, alors celui-ci coïnciderait avec le retour de Tellefsen en France. Quant à l’inscription Ecriture de Chopin, elle est manifestement erronée !). Londres et plus encore l’Écosse constituent le terrain, la sphère d’ac tion, de Jane Stirling ; tout autant que son professeur, Tellefsen profite du parentage et des relations sociales de Jane (Sutherland, Shelburn, Lands down, Hamilton, Lady Rich, etc.) qui lui assurent maintes ouvertures en fait de concerts et d’enseignement. En septembre 1848, alors qu’il séjourne encore en Écosse, Chopin écrit à Camille Pleyel : « Au lieu d’une lettre je vous envoye Mr Telefsen [sic] qui va passer quelques jours à Paris. M. Ed. Rodrigues vous en a parlé avant la Révol 48. Il est mon élève, il a été bien charmant pour moi […] ».5 C’est là l’unique mention de ce disciple sous la plume du professeur. Mais pour qui connaît Chopin, ces simples mots signifient bien plus qu’une carte de visite. Tellefsen le revit-il par la suite ? Vraisemblablement pas. Outre ses séjours à Honfleur, il passe cinq mois à Londres et en Écosse (février–juillet 1849) à jouer et enseigner dans le sillage de Jane Stirling, avec laquelle il est lié. Chopin absent, Thomas entreprend déjà de se faire une place et un nom. Étrangement, sa présence n’est pas attestée auprès du malade l’été/automne de 1849 : il ne rentre à Paris que pour les funérailles de son maître. C’est alors qu’il rencontre Ludwika Jędrzejewiczowa et se trouve constamment à ses côtés avec Jane Stirling et la princesse Marcelina dans le tri des papiers du dé funt. Il reçoit du mobilier ayant appartenu à Chopin (conservé au Ringve Museum, Trondheim) et un autographe éditorial du 2e Scherzo op. 31.6 Dans une lettre à sa mère (28 décembre 1849) Tellefsen relate : 4 Cf. Frédéric Chopin, Œuvres pour piano. Fac-similé de l’exemplaire de Jane W. Stirling avec annotations et corrections de l’auteur, éd. J.-J. Eigeldinger, Paris, 1982, p. [235]. Cf. également J.-J. Eigeldinger, « Présence de Thomas D.A. Tellefsen dans le corpus annoté des Œuvres de Chopin (exemplaire Stirling) », Revue de Musicologie, LXXXIII/2 (1997), p. 247–261. 5 Correspondance de Frédéric Chopin, édition et traduction Bronislas Édouard Sydow, Paris, 1953–1960, vol. III, p. 386 (titre abrégé désormais CFC) – 11 septembre [1848]. Original dans la collection Boutroux – Ferrà à Valldemossa, Majorque). 6 Paris, BnF, mus : Ms. 106. 4 Jean-Jacques Eigeldinger Avant sa mort il a dit à sa sœur [Louise] que j’étais celui qui devait donner des leçons à la fille de celle-ci [Ludka] : tu peux penser ce que cela représente pour moi. Il a aussi exprimé la volonté que ce soit moi qui termine sa Pianoforte- Skole ; j’y travaille dès maintenant avec zèle.7 C’est ici que son nom entre en concurrence avec ceux d’Alkan et Reber, prononcés par Grzymała8 pour être les légataires du « commencement d’une méthode » laissé par Chopin. A l’évidence, c’est à Tellefsen que fut confiée cette tâche comme le montrent plusieurs détails de sa rédaction, restée à son tour inachevée, sous le titre : Traité du mécanisme de piano.9 Soit que Tellefsen ait eu entre les mains l’essentiel des feuillets auto graphes, remis ensuite à la princesse Marcelina, soit qu’il ait recouru à la copie de ce manuscrit, prise sur place par Ludwika. Vraisemblablement, le disciple n’aura pu se substituer au maître face à une responsabilité aussi lourde. Certains invoquent la priorité accordée à ses autres objectifs et le manque de temps en cette année 1850, cruciale pour le développement de sa carrière de musicien à Paris. Il déclare en effet à son père (17 août 1850) : C’est cet hiver que je vais véritablement tenter de me faire remarquer à Paris tant par la publication de six de mes compositions que par mon petit livre, un essai sur le mécanisme du piano ainsi qu’une analyse du style de jeu de Chopin. Je me manifeste de trois manières : comme uploads/Litterature/ tellefsen-dan-le-pas-de-chopin.pdf
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- Publié le Jul 16, 2022
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