Jean-Jacques Rousseau pédagogue La lecture est le fléau de l'enfance, et presqu
Jean-Jacques Rousseau pédagogue La lecture est le fléau de l'enfance, et presque la seule occupation qu'on lui sait donner. À peine à douze ans Émile (1) saura-t-il ce que c'est qu'un livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, qu'il sache lire. J'en conviens : il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à l'ennuyer. Si l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité ; autrement quel motif les porterait à l'apprendre ? L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour l'enfance ? Parce qu'on la contraint de s'y appliquer malgré elle, et qu'on le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'est pas fort curieux de perfectionner l'instrument avec lequel on le tourmente ; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il s'y appliquera malgré vous. On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke (2) veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié ! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui qu'on oublie toujours, est le désir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne. L'intérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Émile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets d'invitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur l'eau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui lise ; ce quelqu'un, ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à l'enfant le peu de complaisance que l'enfant eut pour lui la veille. Ainsi l'occasion, le moment se passe. On lui dit enfin le billet, mais il n'est plus temps. Ah ! si l'on eût su lire soi-même ! On en reçoit d'autres : ils sont si courts ! Le sujet en est si intéressant ! on voudrait essayer de les déchiffrer ; on trouve tantôt de l'aide et tantôt des refus. On s'évertue, on déchiffre enfin la moitié d'un billet : il s'agit d'aller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait d'effort pour lire le reste ! Je ne crois pas qu'Émile ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de l'écriture ? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries dans un traité de l'éducation. J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime : c'est que, d'ordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce qu'on n'est pas pressé d'obtenir. Je suis presque sûr qu'Émile saura parfaitement lire et écrire avant l'âge de dix ans, précisément parce qu'il m'importe fort peu qu'il le sache avant quinze ; mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté pour jamais ? Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n'apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges ; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l'environne, ils entreront par tous ses sens ; ou ils corrompront sa raison, même avant qu'elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance en ôte la faculté durant le reste de la vie. Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela. Rousseau, Émile ou de l'Education - livre II (1762). ___________________________________ 1. C'est le prénom que donne Rousseau, dans son traité sur l'éducation, à un élève imaginaire. 2. Philosophe anglais du début du XVIIIe s., auteur d'un traité sur l'éducation. Jean-Jacques Rousseau pédagogue 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 Quelle est l'idée essentielle de Rousseau en matière de pédagogie ? Comment rend-il son argumentation efficace ? L'auteur : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est l'un des "philosophes" les plus connus du XVIIIe siècle. Il affirme sa préférence pour "l'état de nature", affirme que la civilisation corrompt l'homme. Ses œuvres les plus marquantes sont le Contrat social, l'Émile, et les Confessions. Le texte : c'est un extrait de l'Émile, ou de l'Education consacré à l'apprentissage de la lecture. I. Les principes de Rousseau : Ce qu'il faut éviter, ce qu'il faut exploiter… Les méthodes pédagogiques que Rousseau expose dans L'Emile écartent systématiquement le principe d'autorité. Le deuxième paragraphe d'un extrait de ce traité sur l'éducation explique que le désir d'apprendre doit se fonder non sur "l'obéissance", mais sur "l'avantage actuel et présent", c'est-à-dire sur l'intérêt que manifeste spontanément l'enfant pour ce qui peut servir "à ses plaisirs". On voit par là que Rousseau n'a pas une vision angélique de l'enfance ; il ne la croit pas capable de sacrifices désintéressés, ou d'efforts dont le but, trop lointain, lui serait incompréhensible. L'enfant doit immédiatement être invité à l'application "pratique" de la lecture dans sa vie quotidienne comme l'indique, plus loin, la méthode des "billets". II. La présentation laudative des idées de Rousseau. "il faut qu'il sache lire quand la lecture lui est utile ; jusqu'alors elle n'est bonne qu'à l'ennuyer." Ton péremptoire, variante de l'argument d'autorité : Rousseau est sûr de lui, et impressionne le lecteur par son assurance. "L'art de parler aux absents et de les entendre, l'art de leur communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont l'utilité peut être rendue sensible à tous les âges." L'emploi des périphrases. Il serait possible d'accuser Rousseau d'être de mauvaise foi ! Toutes ces périphrases, en effet, sauf une ("l'art […] de les entendre] désignent en fait l'écriture, et non la lecture. "Communiquer au loin nos sentiments, nos volontés, nos désirs" est sans doute particulièrement séduisant pour un enfant, qui peut voir dans l'écriture un moyen presque magique de transmettre sa parole "au loin". En outre, l'accumulation des termes réserve deux mots "volontés", "désirs" à un rêve bien séduisant : se faire obéir ! "Plus j'insiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève n'apprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur par la vérité, il apprendra des mensonges ; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui l'environne, ils entreront par tous ses sens ; ou ils corrompront sa raison, même 60 65 70 75 80 85 90 95 100 105 avant qu'elle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, s'absorbera dans la matière. L'inhabitude de penser dans l'enfance en ôte la faculté durant le reste de la vie. Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela." Le dialogue fictif a l'habileté d'envisager les objections les plus sérieuses. "Si votre élève…" est une phrase que pourrait adresser à Rousseau un adversaire de sa méthode. L'auteur se présente ainsi au lecteur comme un intellectuel parfaitement honnête, qui a réfléchi aux arguments qu'on pourrait lui opposer, et qui est capable de les écarter, d'ailleurs "aisément". III. L'art de la polémique. La présentation négative des méthodes traditionnelles. Si (= Puisque) l'on ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il s'ensuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent l'avantage actuel et présent, soit d'agrément, soit d'utilité ; autrement quel motif les porterait à l'apprendre ? Hypothèse de départ considérée comme juste conséquence question oratoire (Réponse : aucun…). La question oratoire fait naître dans l'esprit du lecteur la réponse souhaitée par l'auteur. C'est un moyen efficace de persuasion. mais j'aimerais mieux qu'il ne sût jamais lire que d'acheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile : de quoi lui servira la lecture quand on l'en aura rebuté pour jamais ? Du paradoxe à la question oratoire. "On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes d'apprendre à lire ; on invente des bureaux, des cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un atelier d'imprimerie. Locke (1) veut qu'il apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié !" _________________ 1. Philosophe anglais du début du XVIIIe s., auteur d'un traité sur l'éducation. Rousseau déconsidère les pédagogues dont il ne partage pas les uploads/Litterature/ the-halloween-tree-worksheet.pdf
Documents similaires










-
29
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1117MB