Sartre, admirateur secret de Proust Author(s): Young-Rae Ji Source: L'Esprit Cr

Sartre, admirateur secret de Proust Author(s): Young-Rae Ji Source: L'Esprit Créateur , Winter 2006, Vol. 46, No. 4, Proust en devenir (Winter 2006), pp. 44-55 Published by: The Johns Hopkins University Press Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26289285 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms The Johns Hopkins University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Esprit Créateur This content downloaded from 193.194.76.5 on Sun, 06 Mar 2022 06:33:00 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Sartre, admirateur secret de Proust Young-Rae Ji QUAND PROUST, à TRENTE-SEPT ANS, commença à rédiger les premières versions de « Combray » en 1909, Sartre n'avait que quatre ans ; quand celui-là meurt en 1922, celui-ci était en train de préparer le concours d'entrée à l'École normale supérieure. Quand La Nausée paraît en 1938, son auteur avait trente-trois ans. Proust et Sartre : entre ces deux grands écrivains du siècle dernier qui ont connu leur apogée avec une génération d'intervalle, quel rapport pourrions-nous établir ? Quelle influence Proust a-t-il pu exercer sur Sartre ? Ou quelle place a-t-il occupée chez Sartre ? Pour repondre a cette question, il faudrait d abord signaler qu il y a deux Proust chez Sartre : d'un côté, le Proust que Sartre traite sans ménagements en le considérant, de façon officielle (c'est-à-dire dans les articles et les ouvrages publiés), comme l'écrivain bourgeois de la génération précédente à dépasser ; d'un autre, le Proust dont Sartre reconnaît volontairement, mais d'une manière plus ou moins intime (c'est-à-dire dans plusieurs entretiens ou dans les carnets de note), l'influence sur lui-même et qu'il admire comme un des plus grands écrivains dans la littérature française. Entre ces deux Proust de Sartre, c'est généralement le premier qui est le mieux connu, et l'on con serve souvent l'image négative d'un Sartre ne respectant pas l'auteur de la Recherche ou même le calomniant. De sorte que, quand on pense à ces deux écrivains et à leurs œuvres, on tend à les différencier plutôt qu'à les rapprocher : « le pessimisme » de l'un contre « l'eudémonisme esthétique » de l'autre, par exemple. Pourtant, Sartre était un grand admirateur de Proust et il n'a jamais d'ailleurs caché le fait que Proust est l'écrivain qui l'a le plus influencé, même si cela est peu connu. Dans cette étude, nous essayerons de dégager cette face positive de l'atti tude de Sartre envers Proust. Pour cela, nous rappellerons dans un premier temps les attitudes offensives de Sartre contre son devancier, en cherchant leurs causes dans la situation philosophique et historique de Sartre au moment où il écrivit les textes en question. Puis nous suivrons la trace de Sartre admirateur de Proust que Sartre a laissée ça et là, d'une manière constante, dès sa prime jeunesse et jusqu'à la fin de sa vie. Enfin nous examinerons les parallélismes esthétiques entre ces deux écrivains en comparant surtout la Recherche avec le dernier ouvrage de Sartre, L'Idiot de la famille. ι L'Esprit Créateur, Vol. 46, No. 4 (2006), pp. 44-55 This content downloaded from 193.194.76.5 on Sun, 06 Mar 2022 06:33:00 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Young-Rae Ji Comme l'on a déjà signalé dans plusieurs articles1, il y a deux attitudes apparemment contradictoires chez Sartre à l'endroit de Proust : en tant que philosophe-critique, Sartre prend ses distances vis-à-vis de Proust ; en tant que romancier, il l'admire. Tandis que Sartre romancier admire Proust assez discrètement, Sartre philosophe prend ses distances publiquement, d'une manière « officielle ». En ce qui concerne cette position officielle de Sartre envers Proust, nous pouvons encore distinguer deux tons assez différents selon la période, quand nous examinons ses textes publiés : si le ton était académique à l'époque où Sartre a préparé sa thèse sur l'image et L'Être et le néant, il devient provocateur, en traversant la Seconde Guerre mondiale, dans « La Présentation des Temps Modernes » et dans Saint Genet comédien et martyr. iviciiic si nuus nuus suuvciiuns suuvciu u UI1 dame se piaisaiu a unenser Proust d'un ton provocant, il n'est pas exact que Sartre ait été toujours si virulent en face de Proust, même s'il était rarement d'accord avec la psychol gie proustienne. Au contraire, pendant longtemps, les œuvres de Proust lu avaient servi de réservoir d'exemples qu'il a utilisés sans la moindre gêne à l'appui de ce qu'il avançait. C'est-à-dire qu'il s'agissait, au début, d'un rapport académique, sans aucune intention provocatrice. Quand Sartre, nor malien, a présenté son diplôme d'études supérieures intitulé « L'Image dans la vie psychologique : rôle et nature » en 1927, nous trouvons déjà le nom d Proust dans la bibliographie abondante de cette thèse, à côté de ceux de Ber son, Binet, Piaget, Ribot et Freud2. Nous pouvons supposer que les person nages de Proust y ont fourni divers modèles psychologiques, comme on le voit plus tard dans L'Imaginaire et dans L'Être et le néant. Pendant cett période qui va de son diplôme d'études supérieures à L'Être et le néan (1943), période où les références proustiennes sont les plus nombreuses au sein de son œuvre, Sartre puise dans la Recherche, tantôt pour étayer ses arg ments3, tantôt pour illustrer l'état psychique qu'il vient d'expliquer4 ou pour montrer les limites de la psychologie mécanique qui tente d'analyser ce état5. Et si Sartre voyait dans les personnages proustiens les types de la pensé archaïque qui doit être dépassée par les nouvelles idées, c'est surtout parce qu'il a découvert la phénoménologie husserlienne à Berlin en 1933. Sur l plan philosophico-critique, la position phénoménologique, qui refuse la dis tinction entre l'extérieur et l'intérieur, ne peut être compatible, par principe avec la pensée proustienne qui nous est connue, grâce à Contre Sainte-Beuve comme reposant sur le dualisme entre le moi profond et le moi social : « u livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices »6. Il va sans dire que Sartre ne peut Vol. 46, No. 4 45 This content downloaded from 193.194.76.5 on Sun, 06 Mar 2022 06:33:00 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms L'Esprit Créateur pas admettre cette position proustienne, et nous pouvons lire, dès les pre mières pages de L'Etre et le néant, les phrases suivantes : La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des appar tions qui le manifestent. [...] Les apparitions qui manifestent l'existant ne sont ni intérieures ni extérieures : elles se valent toutes, elles renvoient toutes à d'autres apparitions et aucune d'elle n'est privilégiée. [...] Le génie de Proust, ce n'est ni l'œuvre considérée isolément, ni le pouvoir subjectif de la produire : c'est l'œuvre considérée comme ensemble des manifestations de la per sonne. C'est pourquoi, enfin, nous pouvons également rejeter le dualisme de l'apparence et de l'essence. L'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle7. Suivant ce principe phénoménologique, Sartre a écrit L'Imaginaire (dont le sous-titre est Psychologie phénoménologique de l'imagination) et L'Être et le néant (dont le sous-titre est Essai d'ontologie phénoménologique). Selon Sartre, l'homme doit être considéré dans sa totalité, et il n'existe pas une essence de l'homme, mais seulement la totalité de ce qu'il a fait. Donc il n'existe pas « un autre moi » qui se sépare du moi extérieur se manifestant dans les habitudes et dans la société. C'est dans cette perspective que Sartre, en présentant la phénoménologie de Husserl, avait dit : « Nous voilà délivrés de Proust. Délivrés en même temps de la 'vie intérieure' »8. Cependant, en traversant la Guerre, voilà que le ton s'altère. Les critiques du point de vue académique des premiers temps se teintent d'une hostilité non déguisée contre la bourgeoisie dans les circonstances liées à la Libération. Sur les ruines des lendemains de la guerre, la -sensibilité proustienne de la Belle Époque pouvait sans doute paraître, aux yeux de Sartre, comme un luxe nuisible. Dans Les Temps modernes, sa nouvelle revue à peine fondée, Sartre dénonce Proust comme un écrivain représentant l'idéologie bourgeoise fondée sur l'esprit d'analyse, esprit dont l'unique office est « de troubler la conscience révolutionnaire et d'isoler les hommes au profit des classes privilégiées »9. Sartre y accuse Proust, d'un ton assez provocateur, pour sa psychologie mécanique et intellectualiste qui ramène tous les comportements de ses person nages à l'idée de la nature humaine, dont l'auteur trouve le modèle en lui-même. Pédéraste, Proust a cru pouvoir s'aider de son expérience homosexuelle lorsqu'il a voulu dépein dre l'amour de Swann pour Odette ; bourgeois, il présente ce sentiment d'un bourgeois riche et oisif pour une femme entretenue comme le prototype de l'amour. [...] Fidèle aux postulats de l'esprit d'analyse, il n'imagine même pas qu'il puisse y avoir uploads/Litterature/ this-content-downloaded-from-193-194-76-5-on-sun-06-mar-2022-06-33-00-utc.pdf

  • 72
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager