La Lettre du Neurologue • Vol. XIX - n° 9 - novembre 2015 | 277 ÉDITORIAL Toute

La Lettre du Neurologue • Vol. XIX - n° 9 - novembre 2015 | 277 ÉDITORIAL Toute douleur est souffrance “ L a douleur n’est jamais le prolongement d’une altération organique, mais une activité de sens affectant la personne qui la ressent. L’éprouvé de la douleur, c’est-à-dire la souffrance, n’est nullement la duplication de l’événement corporel, il est la conséquence d’une relation intime et spécifique à une situation et à un public. Les limites de la tolérance des uns ne sont pas celles des autres. La relation à la douleur est toujours pour l’individu une question de signification et de valeur – une relation intime au sens, à une situation –, et non de seuil biologique. Elle n’est pas seulement “physique” , car elle englobe l’individu dans son entier, et d’abord son rapport à soi et au monde. La douleur envahit le monde de l’individu, elle implique un retentissement moral, elle désorganise les choses et perturbe en profondeur les intentions et les activités envisagées. Le ressenti algique est la conséquence d’une interprétation par l’individu de sa douleur, il se trame dans l’affectivité, qui en module l’intensité et la tonalité. Il renvoie brutalement à soi-même et ne laisse jamais indemne le déroulement de l’existence. Si “douleur” est un terme souvent utilisé dans nos sociétés pour désigner une peine organique et “souffrance” une peine psychique, il faut aller au-delà de la polarité corps-esprit qui marque ces représentations. Opposer la douleur, qui serait “physique” , à la souffrance, qui serait “psychique” , relève d’une proposition dualiste héritière des traditions métaphysiques de nos sociétés mais tout à fait contraire à l’expérience. Toute peine corporelle est simultanément souffrance. L’individu qui souffre de lombalgie ou de migraine souffre dans son existence tout entière, et non seulement du dos ou de la tête. Le corps n’est jamais isolé : ce n’est pas lui qui a mal, mais la personne. D’une certaine manière, il n’existe pas de douleur, car il n’existe pas de sensation qui ne soit saisie dans la réflexivité de l’individu, qui ne soit l’objet de son ressenti et, donc, de son déchiffrement corporel. Les sensations pures n’existent pas, elles sont perçues et, donc, déjà filtrées, interprétées à travers une affectivité particulière, dans une situation précise, par un homme ou une femme, un enfant ou une personne âgée, ayant un parcours de vie spécifique. Ce n’est pas l’organisme qui enregistre la douleur et son intensité, mais l’individu à travers les péripéties de son histoire, ses particularités propres, la qualité de son entourage, du système de soins et des professionnels qui l’accompagnent. Parce qu’elle est l’émanation d’une expérience personnelle, la douleur est modulée par les données sociales, culturelles qui l’imprègnent. En dernière instance, elle renvoie toujours à la singularité de son histoire. Elle est prise simultanément dans l’énigme d’une histoire de vie, dans l’interprétation biologique du médecin et dans l’explication biographique qu’en donne parfois le malade. La douleur est propre à un organisme, à un processus neurophysiologique ; la souffrance en est la résonance chez l’individu, son degré de pénibilité. Si “douleur” est un concept médical, “souffrance” est le concept du sujet qui la ressent. C’est la dimension du sens qui donne à la douleur son intensité, sa souffrance, et non l’état réel de l’organisme puisqu’il n’existe pas en soi. Selon le degré d’altération, mais surtout la situation et la relation propre de l’individu à l’événement, la souffrance est graduée, de la simple gêne à la déchirure de soi. Si la douleur est une expérience © Correspondances en Onco-­ Urologie 2015;6(3):78-9. David Le Breton Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et auteur, notamment, de : Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance (Métailié) et Anthropologie de la douleur (Métailié). 278 | La Lettre du Neurologue • Vol. XIX - n° 9 - novembre 2015 ÉDITORIAL ÉDITORIAL ” sensorielle totale, elle frappe en proportion de la souffrance qu’elle implique, ­ c’est-à- dire du sens qu’elle revêt dans un contexte particulier. Dans le pire, quand elle flambe, dans la maladie ou les séquelles d’un accident, par exemple, elle se fait impuissance, envahissement de soi par un travail d’érosion qui épuise les capacités de résistance de l’individu en lui donnant le sentiment que toute son existence lui échappe désormais. Comme le rappelle l’étymologie, souffrir est toujours subir, endurer, être de quelque façon en position d’impuissance. Plus elle dure et plus elle altère le sentiment d’identité du sujet. Effraction au cœur de soi, elle induit un sentiment de perte, de deuil, accentué par le fait de n’avoir aucune prise sur elle. Mais dans d’autres circonstances, généralement choisies ou acceptées par l’individu, la souffrance est a minima, elle fait mal, mais sans plus. Si elle accompagne une activité désirée et contrôlée par une habileté personnelle dans un but de mise à l’épreuve de soi ou de quête de limite (sport, alpinisme, body art, suspensions, etc.), ou si elle est inhérente à une pratique désirée (tatouage, piercing, etc.), elle ne contient qu’une infime parcelle de souffrance, même si elle fait mal. Que la douleur soit exempte de souffrance si l’individu en prend l’initiative, plusieurs observations de Montaigne l’attestent : “Qui n’a ouï parler à Paris de celle qui se fit écorcher pour seulement en acquérir le teint plus frais d’une nouvelle peau ? Il y en a qui se sont fait arracher des dents vives et saines, pour en former la voix plus molle ou plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. Combien d’exemples du mépris de la douleur avons-nous en ce genre ?” Ici, une quête de beauté s’avère le meilleur antalgique. L’individu fait œuvre de son corps en traversant une douleur mais en sachant pouvoir y mettre un terme à sa guise. Cette dimension de contrôle est une donnée antalgique, un outil symbolique de modulation de l’intensité algique. En un mot, la douleur est donc toujours saisie dans une trame de sens, elle n’est en aucun cas un processus impersonnel nourri par de seuls mécanismes neurophysio­ logiques, même si ces derniers sont aussi en jeu. La douleur brouille en toute évidence et au cœur de l’expérience les dualismes qui sont l’héritage de la tradition métaphysique de nos sociétés : entre le corps et l’âme, le physique et le psychologique, l’organique et le psychologique, l’objectif et le subjectif, le visible et l’invisible, la lésion et le fonctionnel… Elle contredit de plus le dualisme coutumier de nos sociétés qui isole le corps de la personne. On ne peut opposer la souffrance qui est dans la chair à celle qui est dans l’existence ; la même altération est en jeu avec un centre de gravité qui se déplace, non peut-être entre deux pôles, mais entre deux lignes d’intensité qui ne cessent de s’enchevêtrer. AVIS AUX LECTEURS Les revues Edimark sont publiées en toute indépendance et sous l’unique et entière responsabilité du directeur de la publication et du rédacteur en chef. Le comité de rédaction est composé d’une dizaine de praticiens (chercheurs, hospi­ taliers, universitaires et libéraux), installés partout en France, qui représentent, dans leur diversité (lieu et mode d’exercice, domaine de prédilection, âge, etc.), la pluralité de la discipline. L’équipe se réunit 2 ou 3 fois par an pour débattre des sujets et des auteurs à publier. La qualité des textes est garantie par la sollicitation systématique d’une relecture scientifique en double aveugle, l’im- plication d’un service de rédaction/révision in situ et la validation des épreuves par les auteurs et les rédacteurs en chef. Notre publication répond aux critères d’exigence de la presse : · accréditation par la CPPAP (Commission paritaire des publications et agences de presse) réservée aux revues sur abonnements, · adhésion au SPEPS (Syndicat de la presse et de l’édition des professions de santé), · indexation dans la base de données ­ internationale ICMJE (International Committee of Medical Journal Editors), · déclaration publique de liens d’intérêts demandée à nos auteurs, · identification claire et transparente des espaces publicitaires et des publi-rédactionnels en marge des articles scientifiques. uploads/Litterature/ toute-douleur-est-souffrance.pdf

  • 41
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager