Trivium Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales - Deutsch-franz
Trivium Revue franco-allemande de sciences humaines et sociales - Deutsch-französische Zeitschrift für Geistes- und Sozialwissenschaften 15 | 2013 La science pense en plusieurs langues Moment, instant, occasion Françoise Balibar, Philippe Büttgen, Jean-Pierre Cléro, Jacques Collette et Barbara Cassin Édition électronique URL : http://trivium.revues.org/4638 ISSN : 1963-1820 Éditeur Les éditions de la Maison des sciences de l’Homme Référence électronique Françoise Balibar, Philippe Büttgen, Jean-Pierre Cléro, Jacques Collette et Barbara Cassin, « Moment, instant, occasion », Trivium [En ligne], 15 | 2013, mis en ligne le 09 décembre 2013, consulté le 05 octobre 2016. URL : http://trivium.revues.org/4638 Ce document a été généré automatiquement le 5 octobre 2016. Les contenus des la revue Trivium sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Moment, instant, occasion Françoise Balibar, Philippe Büttgen, Jean-Pierre Cléro, Jacques Collette et Barbara Cassin NOTE DE L’ÉDITEUR Ce texte est une entrée de dictionnaire qui illustre de manière exemplaire et concrète l’un des problèmes majeurs que soulève la thématique générale de ce numéro de Trivium. Nous remercions Mme. Barbara Cassin ainsi que les maisons d’éditions Le Seuil et Le Robert de nous avoir accordé l’autorisation de traduire ce texte pour le présent numéro. Bei diesem Beitrag handelt es sich um einen Lexikoneintrag, der exemplarisch und ganz konkret eines der Grundprobleme der in diesem Heft zur Diskussion gestellten Thematik illustriert (s. Einleitung). Wir danken Frau Barbara Cassin und den Verlagen Seuil und Le Robert für die freundliche Genehmigung, diesen Artikel in deutscher Übersetzung zu publizieren. gr. lat. all. angl. dan. it. kairos [ϰαιρός], rhopê [ῥοπή] momentum der Moment, das Moment, Augenblick momentum, moment, instant øjeblik momento 1 > aiôn, aufheben, Dasein, destin, force, histoire, Jetztzeit, mot d’esprit, présent, temps 2 Moment a deux sens qui dérivent l’un de l’autre : un sens technique (mécanique) et un sens temporel. Mécanique : le momentum latin renvoie concrètement, via Archimède, à la petite quantité qui fait pencher la balance. Temporel : ce bougé détermine un avant et un Moment, instant, occasion Trivium, 15 | 2013 1 après irréductibles l’un à l’autre. Cette irruption de temps dans l’espace est une clef pour comprendre le kairos grec, que l’on traduit, entre autres, par moment. 3 Les langues modernes se caractérisent par leur manière d’oublier le sens technique dans l’usage courant qui se focalise sur la détermination temporelle de petit laps de temps (cf. l’art. « Moment » dans L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert : « Un moment n’est pas long ; un instant est encore plus court »). Parallèlement, elles spécifient de manière différente le sens technique. 4 L’allemand a en outre différencié par le genre le sens technique du sens temporel ; Hegel fait du sens technique un usage spéculatif qui oblige à réorganiser la distinction d’avec le sens temporel. Le lexique philosophique des autres langues reprend par traduction l’usage hégélien (« moment » comme instance, niveau de réalité). I. « Momentum » (lat.), « rhopê » (gr.) et leurs traductions 5 Le sens technique du mot latin momentum est premier par rapport au sens de petit intervalle de temps. Momentum désigne alors une grandeur liée au mouvement. La redéfinition de la catégorie de mouvement opérée par Galilée et Newton conduit à établir dans les langues modernes une distinction linguistique, différente d’une langue à une autre, entre un sens dynamique et un sens statique confondus en latin. 6 Même dans son acception technique, momentum, qui est dérivé de movimentum (de movere, se déplacer), n’a pas un sens univoque. Cette polysémie reflète une difficulté rencontrée à partir du XIIIe siècle dans la traduction du terme grec rhopê, terme utilisé au livre IV de la Physique d’Aristote (216a 13-20) et dans le Commentaire rédigé par Eutocios (VIe siècle) à partir du livre d’Archimède connu en français sous le titre Sur l’équilibre des figures planes (cf. Archimedis opera omnia cum commentariis Eutoccii, Teubner, 1915-1972, III, 264, 13-14). 7 Chez Aristote et chez Eutocios, rhopê désigne l’inclination qu’a un corps à se mouvoir selon le mouvement naturel avec une vitesse proportionnelle à son poids (ou à sa légèreté chez Aristote). Mais, dans l’ouvrage d’Archimède cité, rhopê a, via la considération de la balance, le sens de poids susceptible de faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre. Il s’agit toujours d’une inclination, mais celle-ci résulte alors de la combinaison du poids et de la distance au point d’appui du fléau de la balance. Certains traducteurs qui utilisent momentum pour désigner le premier sens de rhopê sont contraints d’avoir recours à un autre terme (par exemple pondus) lorsqu’ils veulent signifier le second sens. Cet usage est d’ailleurs loin d’être général puisque Vitruve, au livre X du De architectura (1486), parle de momentum comme de l’effet combiné du poids et de la distance. De plus, momentum sert également au Moyen Âge à traduire le terme grec to kinêma que l’on trouve au livre VI de la Physique d’Aristote (I, 232a 9, 10, et 241a 4) et qui désigne alors un indivisible de mouvement déjà réalisé. 8 À la fin du XVIe siècle, le sens technique de momentum est donc triple : (a) inclination naturelle au mouvement sous l’effet de la gravité (sens dynamique) ; (b) produit du poids par la distance (sens statique) ; (c) petite quantité de mouvement. Dans les trois acceptions, la référence au mouvement du fléau d’une balance lorsqu’il penche est implicite : momentum contient l’idée contradictoire d’un équilibre (statique) et de sa rupture (dynamique) sous l’effet d’une cause infinitésimale. Moment, instant, occasion Trivium, 15 | 2013 2 9 On retrouve ces trois sens, mêlés et distribués (moyennant des distorsions propres à chaque langue) dans l’usage technique que fait chacune des langues modernes européennes des dérivés du mot latin momentum, à savoir : moment en français, momentum et moment en anglais, momento en italien et das Moment en allemand. 10 Moment, en français moderne, désigne le résultat d’une opération mathématique bien précise, celle qui consiste à construire le produit vectoriel du vecteur position d’un point matériel par un vecteur ayant ce point pour origine ; on parle alors du moment de ce vecteur (par rapport à l’origine choisie pour repérer la position). La force newtonienne étant un vecteur appliqué au point matériel sur lequel elle agit, on peut définir par cette opération le moment d’une force. C’est donc le sens (b) qui est ici privilégié, ainsi qu’une conception mathématique des grandeurs mécaniques, mettant l’accent sur leur construction. Par analogie, la grandeur appelée en français moment cinétique, construite de la même façon à ceci près que la force est remplacée par la quantité de mouvement (définie comme le produit de la masse par la vitesse, grandeur vectorielle), devrait s’appeler le moment de la quantité de mouvement. Tel n’est pas le cas, mais l’adjectif cinétique ajouté à moment vise à rappeler ce lien avec la vitesse du mobile considéré et à cinématiser, sinon dynamiser, la notion de moment. 11 En anglais, il existe deux mots dérivés du sens technique de momentum : momentum, directement importé, et moment, traduction du terme latin. Momentum en anglais désigne ce qu’en français on appelle la « quantité de mouvement ». Cet usage est postérieur à Newton qui parle, en anglais, de quantity of motion et, en latin, de quantitatis motus. Quant à moment, il désigne, comme en français, le produit vectoriel du vecteur position par un autre vecteur. C’est ainsi qu’on parle de « moment of a force » et qu’on peut trouver dans la littérature ancienne l’expression « moment of momentum » pour désigner ce qu’en français on appelle moment cinétique. 12 L’importation de momentum répond à un souci conceptuel : mettre l’accent sur la connotation dynamique que confère à la « quantité de mouvement » la seconde loi de Newton (encore appelée « principe fondamental de la dynamique »), laquelle prescrit que la variation temporelle de la quantité de mouvement d’un mobile est égale à la force appliquée sur ce dernier. L’anglais momentum évoque alors une impulsion et retient donc en partie le sens (a) de son homonyme latin ; tout en le modifiant, puisque le momentum anglais résulte de l’application d’une force extérieure et n’est pas inhérent au corps (du fait de sa gravité) ; de plus, le terme anglais introduit une nuance de type (c), dans la mesure où la loi de Newton est une loi différentielle, donc portant sur des infiniment petits. 13 En somme, le français marque la différence entre deux concepts, l’un dynamique et l’autre statique, en se servant de deux mots nettement différents (quantité de mouvement et moment) et en mettant par là même l’accent sur le mode de construction des grandeurs physiques concernées, alors que l’anglais, qui utilise deux termes phonétiquement voisins, garde trace de la polysémie latine. On a affaire non seulement à deux conceptions du rapport entre mathématiques et physique, mais plus profondément à deux représentations intuitives différentes du mouvement : il n’est pas indifférent que le mouvement soit quantifié en français et impulsif en anglais. On uploads/Litterature/ trivium-4638-pdf.pdf
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- Publié le Mar 19, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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