1 Florence NAUGRETTE Publier Cromwell et sa Préface : une provocation fondatric

1 Florence NAUGRETTE Publier Cromwell et sa Préface : une provocation fondatrice Note liminaire : ce texte est la version remaniée de ma communication au colloque « Impossibles Théâtres », qui s’est déroulé les 11-12 et 13 juin 2001 à l’Université de Grenoble, organisé par Bertrand Vibert, Jean-François Louette et Bernadette Bosc. Il peut paraître vain de se poser encore une fois la question du lien entre Cromwell et sa préface, qui a fait l’objet de travaux approfondis et décisifs, notamment ceux de Anne Ubersfeld, Claude Duchet et Guy Rosa1. La perspective du colloque « Impossibles Théâtres », qui était de repérer, dans l’histoire du théâtre, le rôle joué par des pièces refusant délibérément les contraintes de la scène, m’a incitée à examiner le paysage théâtral dans lequel se situe Hugo en 1827, afin de mesurer la portée de ce geste qui consiste à publier en même temps une œuvre délibérément injouable et une préface qui invite à un renouvellement radical des pratiques théâtrales. Il paraît toujours délicat ou hasardeux d’attribuer à tel ou tel texte le titre d’œuvre fondatrice d’un mouvement ou d’un genre. Les œuvres qui font événement dans l’histoire littéraire surgissent dans le paysage culturel de leur époque avec une force ruptrice qui fait éclater de manière spectaculaire et inattendue des mouvements de fond cachés, des évolutions esthétiques et souvent politiques enfin mûres. Après elles, on n’écrira, on ne jouera plus jamais comme avant. Elles sont à la fois aboutissement et point de départ, révélatrices et fondatrices. 1 Anne Ubersfeld, présentations dans l’édition GF (1968) et dans l’édition Robert Laffont « Bouquins » (1985). Claude Duchet, « Victor Hugo et l’âge d’homme (Cromwell et sa Préface) », in édition des Œuvres Complètes de Victor Hugo au Club Français du Livre (éd. Massin), 1970, tome III . Guy Rosa, « Entre Cromwell et sa Préface : du grand homme au génie », RHLF, nov./déc.1981. 2 Dans le cas du drame romantique, l’histoire littéraire a retenu Cromwell pour jouer ce rôle. Qu’il s’agisse d’une œuvre supposée injouable rend compte à la fois de cette provocation radicale que fut en son temps le drame romantique, météore dans l’histoire du théâtre, de la très grande exigence esthétique qui fut la sienne, et des difficultés que rencontrent aujourd’hui encore les metteurs en scène qui s’y essaient. Et pourtant, Cromwell n’est sans doute pas une pièce injouable. C’est en tout cas ce dont on est aisément convaincu à la lecture. Certes elle est trois fois plus longue qu’une tragédie classique, et demande un personnel considérable. Mais les mêmes contraintes ne nous empêchent pas aujourd’hui de jouer La Mort de Danton, Lorenzaccio, Le Soulier de Satin ou Les Paravents. Loin d’être ennuyeuse, elle est même d’une très grande drôlerie. Comment expliquer dès lors qu’elle soit si rarement jouée, pour ainsi dire jamais, ou à la rigueur sous une forme très abrégée2 ? La réponse réside, ce sera mon hypothèse, non tant dans la qualité propre de la pièce que dans la fonction qui fut la sienne lors de sa publication: d’une part dynamiter définitivement l’ancienne séparation hiérarchisée des genres, prête à s’écrouler, d’autre part faire entrer l’étude critique de l’histoire sur la scène dramatique. Cette double entreprise est déjà en marche, lentement, depuis les théories des Lumières et le développement de nouveaux genres apparus depuis la Révolution. Mais Hugo, par ce coup d’éclat que constitue la publication conjointe d’un drame absolument incompatible avec les exigences esthétiques et politiques de la scène de son époque, et d’une préface non moins monumentale aux accents visionnaires, va légitimer cette entreprise de droit en exhibant son absence de fait. La pièce elle-même sera sacrifiée à cette cause : délibérément injouable au moment où elle est publiée, elle gardera cette réputation par différence avec les pièces suivantes de Hugo, adaptées, elles, aux exigences de la scène contemporaine qu’elles révolutionnent de l’intérieur. Considérée 2 Voir à ce sujet Arnaud Laster, Pleins Feux sur Victor Hugo, Comédie-Française, 1981, chapitres XXIV et XXV. En 1927, la Comédie-Française songe à la monter, dans une version abrégée de Gustave Simon qui reçoit l’aval du petit-fils, Georges Hugo. La Comédie-Française se déclare finalement impuissante à monter l’oeuvre ; d’où une campagne de presse où Antoine monte au créneau pour dire qu’elle n’est plus à la hauteur de sa tâche. En 1956, dans la cour carrée du Louvre, on assiste à une version abrégée (2h30) d’Alain Trutat, mise en scène de Jean Serge, dispositif scénique Claude Pignot, avec Maurice Escande (Cromwell), Anne Vernon (lady Francis), Pierre Vaneck (Olivier Cromwell). En 1971, Jean Martinelli donne à Saint-Fargeau dans l’Yonne un Cromwell de 2h45, repris à Saint-Maur deux ans plus tard. 3 comme indissociable de sa préface, elle passe encore, à tort, pour une tentative utopique, une poétique appliquée, rien de plus qu’un objet historique. CROMWELL INJOUABLE ? CE QU’EN DIT LA PREFACE La préface le dit explicitement, la scène contemporaine doit changer ses habitudes pour laisser à l’histoire le champ spatio-temporel de sa représentation dramatique : cet espace- temps que seules les longues scènes historiques comme Les Barricades de Vitet (1826) ou La Jaquerie de Mérimée (1828) laissent se déployer dans la pratique solitaire de la lecture, Hugo affirme que la scène doit s’y ouvrir, quitte à bouleverser ses habitudes sociales : Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur le théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préféré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition […] Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès au théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.3 Il y a deux manières de comprendre ce que dit Hugo dans ces lignes : soit, et c’est l’interprétation la plus courante, on considère qu’il reconnaît lui-même le caractère injouable de sa pièce, et admet qu’il faudrait se résoudre à en réduire les proportions, ce qu’il fera d’ailleurs à partir de Marion de Lorme. Indéniablement, c’est bien ce que propose Hugo à la fin de cet extrait, à la condition que la censure politique lui laisse le champ libre sur le fond. Mais on peut aussi considérer, c’est en tout cas ce que je voudrais montrer, que Hugo adopte une position marginale contestataire, qu’il refuse de s’inscrire dans les cadres (« ne pourrait s’encadrer… ») institutionnels du théâtre de son époque, et qu’il attend les jours meilleurs où l’on pourra effectivement jouer sa pièce telle quelle. La suite du texte confirme cette interprétation : Hugo y dénonce d’abord l’intrigue, les jalousies et les mesquineries qui gouvernent le milieu artistico-médiatique, et refuse d’y avilir son art ; puis il émet une mise en garde qui contredit sa première protestation d’adaptabilité : il prévient qu’une réduction de Cromwell ne saurait en tout état de cause revenir aux deux heures traditionnelles de l’abstraite 4 tragédie actuelle, et qu’il faudrait que le drame occupe toute la durée d’une représentation, en somme toute la soirée, c’est-à-dire, au bout du compte, mais Hugo le laisse sous-entendu, la durée exacte du drame actuel : Ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise.4 Hugo se justifie ensuite : plus la peine de faire jouer d’abord une pièce sérieuse, puis une pièce frivole : le drame qu’il propose donne tout en un. Ce n’est donc pas un drame trois fois trop long qui est écrit, mais un drame total, non pas seulement sur le plan poétique, mais sur le plan social : c’est à une véritable réorganisation de la sociabilité théâtrale, et du rapport du public à lui-même, qu’Hugo invite ici activement. CHAMP DE FORCES Cromwell et sa préface font date en 1827 parce qu’ils introduisent la perturbation dans un champ théâtral étroitement balisé, depuis les lois napoléoniennes de 1806-1807, par la spécialisation des répertoires sur les scènes françaises. De nouveaux genres, succédant à la tragédie et à la comédie classique, qui ne parlent plus guère au peuple d’après 89, occupent désormais le devant de la scène. C’est aussi par rapport à eux que se définit le drame romantique. On joue certes encore sur uploads/Litterature/ 02-03-08naugrette.pdf

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