UN FARD NOMMÉ RENÉ GUÉNON À différentes reprises, dans son œuvre comme dans sa
UN FARD NOMMÉ RENÉ GUÉNON À différentes reprises, dans son œuvre comme dans sa correspondance, René Guénon a fait allusion à un personnage mystérieux, celui que l'Islam nomme Al-Khadir le prophète – ou Khizr, selon la transposition persane de son nom. (1) Dans une lettre datée du 5 novembre 1936, il écrivait ainsi à A.K. Coomaraswamy : « Votre étude sur Khwâjâ Khadir (ici nous disons Seyidna el-Khidr) est très intéressante, et les rapprochements que vous y avez signalés sont tout à fait justes au point de vue symbolique ; mais ce que je puis vous assurer, c'est qu'il y a là-dedans bien autre chose encore que de simples " légendes ". J'aurais beaucoup de choses à dire là-dessus, mais il est douteux que je les écrive jamais, car, en fait, ce sujet est de ceux qui me touchent un peu trop directement. » (2) L'article de Coomaraswamy devait paraître dans sa version française en 1938, dans les Études traditionnelles, revue dirigée par Guénon, sous le titre « Kwâjâ Khadir et la Fontaine de Vie ». (3) Cette étude se circonscrivait à la zone indo-persane et s'attachait davantage aux aspects mythologiques du personnage qu'à sa dimension initiatique. L'iconographie de l'Asie occidentale représente le prophète Al-Khadir sous les traits d'un homme âgé, aux allures de fakir, tout de vert vêtu (4) et porté sur l'eau par un poisson. La légende de Khadir est liée au symbolisme de l'Eau de vie (aquae vitae), ce breuvage d'immortalité que l'on retrouve dans différentes traditions sous d'autres vocables, comme l'haoma avestique ou le soma védique. Tous ces élixirs symbolisent la vraie connaissance divine, ésotérique et matutinale. Dans les romans médiévaux, la recherche de cette surconscience se confond avec la quête chevaleresque du Graal, coupe sacrée qui contient le sang du Christ – une des deux modalités chrétiennes du breuvage d'immortalité avec le « lait de la vierge », son pendant symbolique qui, à la même époque, désignera métaphoriquement la Voie lactée, pôle céleste des Chemins de Compostelle. (5) La vraie nature de Khwâjâ Khadir se découvre à travers de nombreux contes populaires dont le schéma narratif s'apparente à celui de la Queste du Graal : Khadir est le maître de la « Rivière de la Vie » coulant dans la terre des ténèbres et que le héros du récit veut atteindre. Le prophète correspond au dieu védique Varuna, dont la demeure est la source des rivières et qui lui aussi est véhiculé par un poisson – le makarah. Cette similitude entre Varuna et Khadir est d'autant plus évidente que le royaume du prophète est situé à l'extrême-septentrion, c'est-à-dire dans cette « terre du sanglier » (Varâhî en sanscrit) qui est la terre de la tradition primordiale, la terre sacrée polaire. En effet « la racine var, pour le nom du sanglier, se retrouve dans les langues nordiques sous la forme bor ; Varâhî est donc la "Borée" ». (6) Cependant, si Guénon se refusait d'écrire directement sur « ce sujet », il avait fait paraître, quelques mois avant sa lettre à Coomaraswamy, dans Le Voile d'Isis – dont il était alors le rédacteur –, une traduction d'Abdul- Hâdî (7) sur « Les Catégories de l'Initiation » (Tartînut-Taçawwuf) d'Ibn Arabî. Dans ce traité, qui correspond au chapitre73 des Futûhât, celui que l'on nomme « le plus grand maître » (8) envisage les différentes voies initiatiques de l'ésotérisme musulman. Les afrâd constituent la troisième catégorie du soufisme. Leur nom signifie « les solitaires ». On les appelle aussi « les sages » (el-hokamâ) ou encore « ceux qui sont arrivés au sommet de l'initiation » (el- wâçilûn) : le prophète Al-Khadir est leur maître. Abdul-Hâdî nous le présente ainsi : « Khidr est un personnage aussi mystérieux qu'important dans le monde musulman. Il joue souvent auprès des plus grands saints le même rôle que Gabriel auprès du Prophète d'Allah. Il est l'Océan de la science ésotérique. On le représente comme le distributeur des eaux de la vie et de l'immortalité, et son nom est lié à l'universel et important symbole du poisson. Sa légende se trouve dans le Qôran ». (9) Le nombre des afrâd est inconnu et indéterminé mais c'est obligatoirement un nombre impair. Le 3 est le premier nombre impair car l'unité, principe des nombres, ne peut se nombrer. Les abdâl, les « maîtres de la perfection », représentent la quatrième catégorie des hauts degrés du soufisme. Ils sont 7 et tous sont des afrâd. Quant à la cinquième catégorie, les malâmatiyah, les « gens du blâme », dont le nombre n'est pas limité, ils constituent le groupe le plus élevé de toutes les catégories placées sous la juridiction du Pôle (Qutb). Cependant il faut bien spécifier que ce rang ne correspond à aucune primauté hiérarchique par rapport aux afrâd qui sont en dehors des voies régulières et habituelles de l'initiation. En fait les afrâd représentent le degré suprême de la sainteté –d'ailleurs le Pôle, l'apogée spirituelle de l'Époque, la plus grande autorité de la hiérarchie initiatique, est lui-même un fard (sing. de afrâd). Dans le traité traduit par Abdul Hâdî, les informations sur les afrâd restent toutefois assez succinctes, alors qu'Ibn Arabî leur consacre de nombreux passages dans son œuvre.(10) Le plus souvent il les désigne sous le nom emblématique de al-rukkan (« les cavaliers »), dénomination intéressante puisqu'elle nous suggère que la voie des afrâd est une initiation de type chevaleresque – la présence du sabre dans les représentations d'Al-Khadir nous l'avait déjà laissé entendre. (11) Un autre nom qui caractérise les afrad est celui de muqarrabûn (« les rapprochés »), terme coranique désignant la plus haute catégorie d'élus, celle qui est au-delà de la distinction dualiste des « gens de la droite » et des « gens de la gauche » et que le Coran appelle aussi sâbiqûn, c'est-à-dire « ceux qui précédent », « les devanciers ». On peut en déduire que les afrâd s'identifient à cette Voie du Milieu, cette Voie du Ciel qui est cette voie dont parle Lao-tseu dans son célèbre aphorisme : « La Voie qui est une voie n'est pas la Voie ». (12) D'autres indications importantes sont données par Ibn Arabî concernant les afrâd : ils n'ont pas de disciples, ils ne revendiquent aucun magistère et n'imposent aucune discipline, ils dispensent leur science comme un don que l'on peut accueillir ou refuser. Une de leurs caractéristiques fondamentales est leur renoncement à tout mouvement propre, ils sont dans un état de repos perpétuel : ils ne se meuvent pas, ils sont plutôt portés par une monture qui les arrache à eux-mêmes, une puissance, une force désirante qui est l'Amour de Dieu. Car ils sont « les désirés » (al-murâdûn) plus que les désirants : ils sont les aimés de l'Ami. Le sommeil – la Dormition – est pour eux l'état privilégié d'abandon à Dieu, un mi'raj, une ascension semblable à celle du prophète Muhammad qui fut transporté par Allah dans son sommeil (Coran, 17,1). Agis par cette force du Désir, ils sont les agents du Secret – ou plus précisément du « Sceau » qui les préserve : ils s'effacent, se cachent, humbles, ordinaires, invisibles parmi les hommes, jusqu'à l'heure où ils devront se révéler. Car il y a , selon Ibn Arabî, deux types de prophétie : la prophétie légiférante dont le sceau est Muhammad – « Le Sceau de la prophétie » – et une prophétie indéterminée, qui représente le degré suprême de la sainteté, la prophétie des afrâd qui sera scellée par Jésus – « Le Sceau de la sainteté ». Une note de Titus Burckhardt est ici éclairante : « Le rôle de "Sceau des prophètes" correspond à une fonction cyclique apparente, tandis que la fonction de "Sceau des saints" est nécessairement intemporelle et cachée ; elle représente le prototype de la spiritualité, indépendamment de toute "mission" (risâlah) ». (13) Quelques années plus tard, en 1946, un autre article d'Adul-Hâdî, « Pages dédiées à Mercure », parut dans Les Études traditionnelles. (14) Un sous-titre intitulé « Les deux chaînes initiatiques » introduisait le paragraphe suivant : « L'une est historique, l'autre est spontanée. La première se communique dans des Sanctuaires établis et connus, sous la direction d'un Sheikh (Gourou) vivant, autorisé, possédant les clefs du mystère. Telle est Talîmur-rijal, ou l'instruction des hommes. L'autre est Et-Talîmur-rabbâni, ou l'instruction dominicale ou seigneuriale, que je me permets d'appeler « l'initiation marienne », (15) car elle est celle que reçut la Sainte Vierge [...] Elle est actuellement assez fréquente en Europe, du moins dans ses degrés inférieurs, mais elle est presque inconnue en Orient. Il y a environ huit siècles, l'initiation marienne était aussi fréquente que l'autre dans l'Orient musulman, car elle est surtout pragmatique. » Ainsi donc, concernant cette voie des afrâd, Abdul-Hâdî, ne se référait pas, comme l'on pouvait s'y attendre, à leur maître Al-Khadir mais, assez étrangement, à la Vierge Marie. La rédaction de la revue – c'est-à-dire Guénon en personne – s'empressa de faire suivre l'article d'une assez longue note – uploads/Litterature/ un-fard-nomme-rene-guenon.pdf
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- Publié le Nov 27, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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