1 Variations décoloniales Conversation entre Olivier Marboeuf et Joachim Ben Ya
1 Variations décoloniales Conversation entre Olivier Marboeuf et Joachim Ben Yakoub (Mai 2019) Une version courte de cette conversation est publiée en juin 2019 en flamand dans le Magazine Recto/Verso Tout le monde parle de décolonisation, mais personne ne sait vraiment si on est en train de décoloniser pour autant. La demande croissante de décolonisation est reprise avec enthousiasme par différentes institutions blanches mainstream qui sèment la confusion. Des institutions d’arts produisent des festivals sur la décolonisation, des théâtres l’inscrivent dans leur mission propre aux côtés de l’intersectionnalité et des centres d’arts s’approprient tous les concepts radicaux avant même qu’ils ne soient prononcés. Le cri de ralliement militant semble aujourd’hui avoir été capturé pour servir de nouveau concept stratégique aux institutions, concept qui risque de reproduire les mêmes pratiques, structures et économies désuètes et ainsi renforcer les rapports de pouvoir existant dans le monde des arts. En janvier dernier, à Bruxelles, le festival Congolisation, Café Congo et Le Space ont invité Gerty Dambury, Françoise Vergès et Pascal Obolo à présenter le livre ‘Décolonisons Les Arts !’ Cette présentation du livre était construite en deux temps, autour de deux questions : « Etait-il possible de décoloniser depuis l’intérieur ? » et « Comment décoloniser depuis l’extérieur ? » La première question s’est posée au ‘Muntpunt’, la bibliothèque principale néerlandophone de Bruxelles qui est en train de « décoloniser » sa collection. La deuxième au ‘Space’, qui est un peu ‘La Colonie’ de Bruxelles. Nous y avons discuté de la nécessité de créer d'autres espaces extérieurs, non institutionnalisés et instrumentalisés, pour éviter l’appropriation de cette demande militante si nécessaire qui résonne de plus en plus fort et pour imaginer d'autres mondes des arts possibles. Dans sa contribution au livre, ‘Décoloniser c’est être là, décoloniser c’est fuir’, Olivier Marboeuf, souligne exactement cette « nécessité d’un glissement de terrain », afin de créer « les conditions d’une autre scène, produite dans la chambre d’écho du marronnage ». Marboeuf est auteur, performeur et commissaire indépendant. Il a été directeur artistique de l'Espace Khiasma, centre d’art dédié à la production et à l’exposition de vidéo et de films d’artistes, qui depuis sa fermeture en octobre 2018 a laissé place à un nouveau projet, ‘Un lieu pour Respirer’. Un ensemble de collectifs et de projets, comme ‘R22 Tout-monde’, ‘Potager Liberté’, ‘La Fabrique Phantom’ ont décidé de se regrouper pour fabriquer autrement une maison pour tous expérimentale, un refuge indépendant avec une économie autre, plus légère. Marboeuf est donc bien positionné pour questionner « cette soudaine fièvre décoloniale qui saisit le corps tremblant des institutions les plus renommées dans l’art » et « réarmer le geste décolonial pour qu’il pique de nouveau les lèvres qui le prononcent». Comme dirait Edouard Glissant, il nous offre une pensée qui n’incite pas nécessairement à « com-prendre », à prendre avec un certain savoir, mais avec laquelle il faut « être avec », une poésie qui demande à être vécue et expérimentée, à être constamment retraduite dans la vie quotidienne. Joachim Ben Yakoub 2 JBY : Donc tout le monde organise des débats, tout le monde parle de décolonisation, mais est ce qu’on décolonise pour autant ? OM: Il peut et il doit y avoir plusieurs réponses à cette question. C’est une question qui est trop grande au départ. Elle demande à être remise à l’échelle d’une expérience particulière pour pouvoir y répondre, à être redécouper en des morceaux plus petits, plus situés, afin de créer une capacité à y répondre, a response-ability1, pour reprendre les termes de la théoricienne américaine Donna Haraway. Il est peut-être d’abord nécessaire de dire, comme préalable, à partir d’où je parle, de quoi je parle et donc comment je parle. Comme tout le monde, j’ai le loisir de me raconter à partir de plusieurs perspectives, étant entendu que certains détails, certaines traces, prennent une importance particulière dans le temps, résonnent différemment selon les circonstances. Il ne s’agit pas pour autant pour moi d’un enjeu de légitimité. Et je considère que la figure qui m’intéresse dans cette histoire, le corps-véhicule que j’emprunte, assume son illégitimité. C’est un corps qui jusqu’à présent n’a pas eu le droit de parler trop fort. Pour tout un tas de motifs, cela n’a jamais été son heure, il n’a jamais été le bienvenu, il y avait toujours de bonnes raisons de le trouver trop bruyant, trop bavard, trop brouillon, inaudible et intempestif. Il avait toujours un excès mal venu, des manières qui n’allaient pas. Il a été éduqué dans une forme de limitation de lui-même, dans une manière d’être contre lui-même, dans une honte de lui-même et, souvent, une incapacité à se nommer lui-même. Et alors, arrive un moment étrange, un moment qui est en fait assez bref où on lui dit : vas-y parle maintenant, c’est ton tour, mais fais attention à ce que tu dis et à comment tu le dis, on t’écoute mais on te surveille aussi. Il y a donc une forme de licence sous contrôle. Et de ce fait, dans ce moment de parole, il y a quelque chose qu’il refuse. Il refuse de parler à un moment décidé par ceux qui ont décidé qu’il ne parlerait pas avant car il n’avait rien de particulier à dire que d’autres pouvaient dire pour lui. Donc peut-être pour parler d’une position d’énonciation, je dirais que je parle depuis cette forme d’asymétrie, depuis ce désir de rompre la symétrie imposée par l’agenda dominant, depuis une tentative d’échapper à une organisation de la parole. Je suis un homme qui a grandi dans une famille nombreuse, en banlieue parisienne, marqué par une certaine relation à la fuite, au déplacement, à un certain déracinement. J’ai des origines antillaises, par mon père, qui m’a transmis bien involontairement et contre son gré une manière douloureuse d’être français, qui ne relève ni de l’adhésion béate ni du rejet radical, qui est une forme d’incorporation problématique, mélancolique et à la fois très vivante de l’être français. Tout cela pour moi ne compose pas une identité qui ouvrirait à des formes de légitimité à parler. Tout cela ce sont des matières. Et c’est dans ces matières-là que résonne ma pensée, ma masculinité, dans le béton chéri de la banlieue, dans cet affect risqué et toxique où la mort sociale n’est pas loin, dans une forme de végétation en mouvement, menaçante et amie, qui accompagne la course effréné du marron vers une vie au-delà de la mort, vie qui revient elle-même en écho dans le mouvement des paysages depuis les trains de banlieue quand ils hurlent de plaisir sur les aiguillages de la nuit. 1 Capacité de réagir 3 JBY : Merci d’avoir situé ton propos, un réflexe si nécessaire trop souvent oublié. Pourrais-tu à travers cette position claire, préciser le motif du décolonial qui t’intéresse ? O.M.: Si l’on veut s’intéresser au geste décolonial, je pense qu’il faut commencer par accepter que les savoirs ne sont pas des objets gazeux, qu’il s’inscrivent et s’agencent dans et depuis des corps particuliers qu’il faut nommer – mais là encore qui ne sont pas tant les propriétaires exclusifs de sujets, de territoires et d’histoires que des chambres d’écho qui en font entendre leur intensité particulière à partir de matières particulières. Il faut dire aussi d’où vient la colère car la colère est une composante importante du geste décolonial. C’est un mode de savoir un peu difficile, un peu confus mais qui est une part significative du capital minoritaire. La colère qui nous intéresse ici est celle qui alerte que quelque chose ne passe pas et que cela vient de loin, que ce n’est pas une question intime mais un écho dans un corps particulier d’une histoire de la violence plus vaste qui revient et se reconfigure sans cesse. Comprendre le motif colonial est important autant dans ses implications historiques que dans sa structure plus vaste, la colonialité, qui va sans cesse produire de nouvelles situations de domination dans de nouvelles géographies. Donc, le corps décolonial – je dis ici corps comme mode de ressentir, de pensée, qui n’implique pas que le regard - doit toujours être en mouvement entre le particulier et la structure, ce qui permet de ne jamais perdre de vue que le colonialisme est à la source du capitalisme moderne et qu’il n’en est pas qu’un épisode malheureux, un détail, une erreur qui appellerait à une forme de réparation un peu honteuse, c’est-à- dire à un régime du moral là nous attendrions plutôt de la politique. Le décolonial qui m’intéresse se refuse donc à isoler le problème de la race, de la question de la classe, du genre, du territoire, de l’appartenance ou pas à des états-nations, à des identités errantes qui vont devenir une large part des manières d’être de beaucoup d’humains dans les décennies à venir. Mais pour autant, il ne perd pas non plus de vue la musique particulière de l’histoire dans des corps particuliers. Pour revenir à ce corps illégitime dont je parlais, c’est celui-là même qui se moque de l’obsession bourgeoisie d’être légitime uploads/Litterature/ variations-de-coloniales.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.6079MB