Quand Isidore Ducasse, autrement connu sous le pseudonyme du Comte de Lautréamo

Quand Isidore Ducasse, autrement connu sous le pseudonyme du Comte de Lautréamont, mourut mystérieusement en 1870, il ne laissa derrière lui que deux ouvrages achevés : l’un, un livre de prose poétique qui pourrait bien être l’apologie la plus perturbante du satanisme de toute la littérature moderne et qui s’intitule Les Chants de Maldoror ; l’autre, auquel on avait donné le titre de Poésies, un recueil de deux longs poèmes en prose dont la rationalité apollinienne et la bonté apparente semblent faire contrepoids à la passion dionysiaque et à la malveillance énigmatique du premier ouvrage. D’après les constatations de Ducasse lui-même, sa production littéraire vint s’inscrire dans le courant postromantique auquel contribuaient à l’époque d’autres littérateurs et penseurs français — tels Baudelaire, Flaubert, Eugène Sue, A. de Musset — et qui s’intéressait principalement aux questions d’ordre moral, notamment au problème du mal. Or, la génération dont faisait partie Ducasse, ainsi que celle qui la précédait, avaient hérité d’une certaine tradition morale et d’une certaine manière de concevoir la relation entre le bien et le mal qui étaient, au mieux, problématiques. Depuis le Siècle des Lumières, puis tout au long de l’ère romantique, la conception rousseauiste de l’homme en tant que bienfaiteur naturel, vierge du péché originel, dominait la pensée de la philosophie morale européenne. Aux dires de cette doctrine, la malfaisance était un état d’esprit complètement étranger à l’homme, lequel pouvait redresser sa dépravation terrestre — par le biais de la vertu — jusqu’au point où il ne resterait plus aucun mal dans son âme. Au contraire, les défenseurs du mouvement postromantique ne voyaient en tout cela qu’une vision idéaliste et faussée de la réalité ainsi que l’hypocrisie de l’homme qui se cachait de sa propre ombre diabolique. Ainsi reconnurent-ils la nécessité de dévoiler et de faire face à l’existence du mal primordial — et ils commencèrent à l’aborder dans leurs écrits. Ducasse, lui, poursuivit dans ce sens, mais avec plus de véhémence, plus de rigueur et plus de gravité que ses prédécesseurs. A la différence de Baudelaire, par exemple, qui ne fit l’éloge du mal que « parce qu’il m’a paru plaisant […] et agréable » , Ducasse considérait son entreprise littéraire comme 1 étant un project édifiant qui visait à un but ultime bien défini : en chantant le mal jusqu’aux extrémités horrifiantes où l’on peut en arriver, il ambitionnait de déconstruire l’idée reçue selon laquelle le bien et le mal constituent une dichotomie simple ; de forcer l’homme à se rendre compte du mal qui lui est forcément inné ; et, en dernier lieu, non pas d’analyser et de repousser les limites de la relation entre le bien et le mal telle qu’elle existait déjà, mais plutôt de la briser et d’en faire naître une autre, à l’aide de la poésie guerrière, qui était tout à fait inédite. En vue d’examiner davantage et de plus près ce nouveau rapport établi entre le bien et le mal dans l’œuvre de Ducasse, nous tâcherons de répondre, au fil de cette dissertation, à trois questions structurantes par rapport à son premier ouvrage, Les Chants de Maldoror, lequel livre il écrivit et publia sous le pseudonyme indiqué ci-dessus. Ce sont : en quoi consistait la relation 2 nouvelle qu’il voulait instaurer ? pour quelles raisons voulait-il l’instaurer ? et de quelle manière s’y prit-il pour l’instaurer ? Cela fait, on espère que nous serons parvenus à mieux apprécier la nouveauté, la richesse et la profondeur d’un ouvrage dont la réflexion morale n’a toujours pas cessé de stupéfier et de fasciner le lecteur occasionnel aussi bien que le moraliste expérimenté. Comme nous l’avons bien signalé, la poésie de Lautréamont dans les Chants est une poésie belliqueuse. En effet, il définit continuellement son entreprise en termes d’une bataille : « Que je doive remporter la victoire ou non, le combat sera beau […]. Je ne me servirai pas d’armes Charles Baudelaire, ‘Projets de préfaces’, in Les Fleurs du Mal (Paris: Flammarion, 1991), p. 253. 1 Veuillez remarquer que, aux fins de cette étude, nous nous bornerons à discuter surtout des Chants quoique nous fassions référence 2 aux Poésies lorsque cela sera pertinent et opportun. Cela pour trois raisons : 1) nous convenons, à l’instar de Michel Pierssens, que l’objet des deux ouvrages est le même ; 2) nous constatons pourtant que celui-là est le plus volumineux et le plus subversif — en ce qui concerne la « méthode » — d’entre eux ; 3) nous déduisons de là que ce sont les Chants qui exigent une plus grande attention critique. construites avec le bois ou le fer ; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la terre : la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. » Il reste la question alors : contre qui fait-il la guerre ? Maldoror lui-même nous en 3 fournit la réponse : « moi, seul, contre l’humanité » (IV. 1, 229). De l’avis de Lautréamont, il fallait être homme « complet » avant que l’on pût être agent moral responsable. Mais l’homme du dix-neuvième siècle n’était pas un homme complet parce qu’il niait l’existence d’une partie intégrante de lui-même en croyant, dans l’esprit de l’optimisme rousseauiste, qu’il « n’était composé que de bien et d’une quantité minime de mal » (II. 1, 127). Comme le démontreraient sous peu les deux guerres sanglantes du vingtième siècle, cela n’était pas du tout le cas. Aussi mit-on en scène Maldoror — qui est bien un homme d’ailleurs : « Je suis fils de l’homme et de la femme » (I. 8, 96) — dans le dessein de révéler, dans une série d’épisodes cruelles et vicieuses, ce que le regard que l’humanité portait sur elle-même se refusait à voir. Le premier de ces épisodes se trouve dans la sixième strophe du chant premier. On nous avait prévenu que l’on allait « peindre les délices de la cruauté » (I. 4, 86) mais le lecteur ne s’attend guère pour autant au sadisme sauvage de l’agression de Maldoror : « Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend le moins, d’enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu’il ne meure pas ; car, s’il mourait, on n’aurait pas plus tard l’aspect de ses misères » (I. 6, 89). Le choc est d’autant plus sensible que Lautréamont emploie des images qui tranchent les unes avec les autres — « doux » , « molle » , « suavement » ; « arracher » , « déchireras » , « brutalement » (I. 6, 89) — et que l’on sous-entend l’innocence juvénile de la victime : « qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure » (I. 6, 89). En outre, le poète se sert de dispositifs rhétoriques astucieux — tels l’apostrophe incessante adressée au lecteur : « Homme, n’a-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt ? Comme il est bon, n’est-ce pas » (I. 6, 89) ou l’emploi du pronom ambigu « on » : « on boit le sang en léchant les blessures » (I. 6, 89) — pour nous impliquer petit à petit dans son acte odieux et malveillant : « Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sang de l’adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras ses chairs palpitantes » (I. 6, 89). Cela aurait très bien pu être vous qui commîtes le crime, semble-t-il nous dire. Cependant, ce n’est pas seulement Maldoror — incarnation autoproclamée du mal — qui perpètre des actes de cruauté atroce : ce sont aussi les autres êtres humains qui peuplent le récit. Nous pouvons énumérer à cet égard les passagers de l’omnibus qui font semblant de ne pas entendre les gémissements du petit garçon (II. 4), la « femme du peuple » qui saisit la petite fille par les cheveux et la gifle brutalement (II. 5), la mère et l’épouse qui torturent l’homme en le suspendant par les cheveux (IV. 3) et la famille de l’homme-amphibie qui l’enferme dans un cachot pendant quinze ans afin de l’y supplicier (IV. 7). Ainsi Lautréamont peint-il un tableau hideux de toute l’humanité dans l’intention de rendre manifeste la malfaisance qui lui est congénitale, ce qui n’est mis en relief que plus nettement par la présence de personnages tels que Lohengrin et Lombano qui sont « à la nature d’ange » (III. 1, 193). Ce faisant, il ambitionnait d’arracher 4 l’homme à son ignorance absurde et de l’obliger à reconnaître ce qu’il était en réalité : homo duplex. Comme le remarque Pierssens : « Maldoror n’est qu’un double de l’homme ; pour lui montrer sa duplicité. » En effet, c’était précisément à partir de cette « duplicité » que Lautréamont 5 voulait construire une nouvelle relation entre le bien et le mal — une qui était, à tout prendre, plus Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres textes (Paris: Librairie Générale Française, 2001), IV, uploads/Litterature/ vers-une-nouvelle-morale-dans-les-chants-de-maldoror.pdf

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