Clio. Femmes, Genre, Histoire 26 | 2007 Clôtures Femmes voilées : les Grecs aus

Clio. Femmes, Genre, Histoire 26 | 2007 Clôtures Femmes voilées : les Grecs aussi À propos d’un livre de Lloyd Llewellyn-Jones Pierre Brulé Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/clio/5992 DOI : 10.4000/clio.5992 ISSN : 1777-5299 Éditeur Belin Édition imprimée Date de publication : 1 novembre 2007 Pagination : 123-132 ISBN : 978-2-85816-940-5 ISSN : 1252-7017 Référence électronique Pierre Brulé, « Femmes voilées : les Grecs aussi », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 26 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 22 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/clio/ 5992 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.5992 Ce document a été généré automatiquement le 22 avril 2022. Tous droits réservés Femmes voilées : les Grecs aussi À propos d’un livre de Lloyd Llewellyn-Jones 1 Pierre Brulé 1 Commençons par ce qu’on pourrait appeler un fossile gestuel. Au sein d’une iconographie incomparablement riche, originale et variée le livre de Lloyd Llewellyn- Jones (= Ll. Ll.-J.) exhibe un document qui mériterait certainement de figurer dans un florilège de sources destiné à illustrer la particulière lenteur de certains mouvements de l’histoire. Il s’agit d’un double portrait de mariage de la National Gallery exécuté par A. van Dyck qui met en scène deux sœurs richement vêtues, exhibant de larges décolletés à la mode de la gentry du temps 2. Un cupidon souriant (ou peut-être un éros ?) présente à Dorothée, la vicomtesse Andover, assise à droite, une corbeille de fruits et de fleurs ; Lady Dorothée est une nouvelle mariée et le fruit qu’elle a pris dans sa main constitue sans ambiguïté possible un gage de fécondité conjugale. Récemment mariée elle aussi, Elisabeth, Lady Thimblely, est debout au second plan. Et on la voit accomplir un geste qui n’a peut-être pas posé de problème d’interprétation particulier aux spectateurs contemporains du tableau, mais dont on sait qu’ils auraient eu bien de la peine d’en reconnaître les « racines » s’ils avaient eu la curiosité de les rechercher, car elles sont millénaires : elles sont grecques antiques. Sa main gauche, en effet, saisit délicatement sur son épaule le tissu rouge d’une sorte de châle pour l’amener en direction de sa poitrine et de son visage. Comme le montrent des dizaines de peintures grecques, elle fait le geste de se voiler en ramenant en direction de son visage une partie de son vêtement. 2 Cette lecture, qu’on qualifiera de sociale, d’un tableau classique, serait sans fondement si les notes de van Dyck à son propos n’étaient suffisamment explicites. Il s’agit d’un portrait à l’antique. En effet, ce rouge (rouge-orange vif), écrit-il, est celui du flammeum romain, c’est-à-dire du voile de la mariée. Contexte clair, donc, et traitement décalé, mais le geste, lui, renvoie, comme l’écrit Ll. Ll.-J., aux modèles grecs. Non pas à quelque témoignage tiré par les cheveux, mais à des dizaines d’images dont les premiers exemples sont extrêmement anciens (début VIIe s. av. J.-C.) 3 et dont les traces ultérieures sont nombreuses et d’origine diverse 4. Comme il l’écrit, la couleur est là « pour qu’on ait à l’esprit le flammeum romain, le voile nuptial, mais le geste de soulever Femmes voilées : les Grecs aussi Clio. Femmes, Genre, Histoire, 26 | 2007 1 une partie du tissu a été inspiré par les prototypes grecs. Pour van Dyck, ce motif résume l’essence de la vertu de l’épouse… » (p. 98) 5. Ce geste, c’est celui de l’anakalypsis, si fréquent dans les scènes helléniques de mariage, mais pas seulement là – ne le retrouve-t-on pas jusque sur des stèles funéraires ? 3 Ainsi, cette posture du poignet cassé pour saisir telle ou telle partie d’un vêtement pour le ramener sur soi, le tirant soit à l’horizontale soit vers le haut, que nous lisons d’emblée comme un geste de pudeur, trouve sa source dans une iconographie grecque surabondante. Les scènes qui illustrent cette attitude se passent souvent à l’extérieur de la maison, mais on le trouve aussi à l’intérieur. Les contextes sociaux sont très variés : il peut être accompli en présence d’hommes, mais aussi en milieu féminin, on le voit exécuté dans des contextes religieux, la femme ou la jeune fille peuvent être debout ou assises ; il peut même s’agir d’une déesse : c’est ainsi que l’on voit Aphrodite le faire 6… Cette abondance même met sur la voie d’une lecture qui tient du procédé iconographique : montrer une femme en train de se voiler, c’est respecter l’usage du voilement public sans pour autant dissimuler le sujet. 4 Dans l’iconographie grecque, en général, quand il n’est pas là, installé, cachant plus ou moins le visage de la femme, le voile est tout de même présent ; il est en réserve. Combien de figurations en témoignent ? C’est le cas typique avec, dans la première partie du Ve siècle, le pharos, sorte de manteau dont une partie est roulée sous la nuque et qu’un geste rapide vient placer sur le haut de la tête pour dissimuler moins le visage que les cheveux. Dans tous les cas ce fameux geste (celui répété par Lady Elisabeth Thimblely !) « consiste à amener un tissu vers la tête, même quand la main est déjà sous le vêtement », on voit alors (p. 95) cette main voilée portée en direction du visage. 5 La banalité iconographique de ce geste ne prend son vrai sens social que dans le contexte que met comme jamais en lumière le livre de Ll. Ll.-J. ; ce contexte, qui sera désormais considéré comme une vérité d’évidence, c’est le voilement des femmes. Voilà la vérité assénée : les femmes grecques étaient « normalement » voilées. Évidemment, l’évidence ne s’arrête pas là 7. En même temps qu’ils cachaient leurs femmes (et qu’aussi les femmes se cachaient de leurs hommes), les Grecs se taillaient une idéologie à la mesure de cette politique des corps et de l’œil, politique dont rendaient compte de particuliers comportements de sexe et de genre en cette culture. Comme en témoigne en grande partie la culture islamique contemporaine (avec laquelle Ll. Ll.-J. mène un parallèle enrichissant), la Grèce antique doit donc être comptée au nombre des cultures couvertes ; le corps des femmes y est dissimulé, voilé. Ou, plus exactement – et cela Ll. Ll.-J. le commente trop peu –, c’est une culture qui couvrait les corps des femmes et inversement découvrait celui des hommes de façon inhabituelle – et là s’arrête bien sûr le parallèle précédent 8. 6 Mais on ne saurait quitter d’emblée l’évocation de cette « découverte » sans dire un mot sur ce fait historiographique, extraordinaire et scandaleux : « qu’on nous l’a toujours caché ». Cette vérité n’avait jamais été ainsi énoncée. Nos prédécesseurs, archéologues, historiens de l’art, historiens, en ont vu défiler de ces images saisissantes, comme en montre le livre, de femmes dont on ne voit que les yeux et l’extrémité du gros orteil, ne serait-ce que tout ce peuple féminin des Tanagra ! Et toutes ces autres qui accomplissent ce geste du voilement qu’on vient d’évoquer. Et nous aussi, nous les avons vues, et nous en avions lu et écrit des livres sur les femmes grecques ! Mais, rien, pas un mot. Si la réponse à la question de la raison de ce silence peut, « techniquement », prendre argument du fait que personne, avant Ll. Ll.-J., Femmes voilées : les Grecs aussi Clio. Femmes, Genre, Histoire, 26 | 2007 2 n’avait mis toutes ces images en série, elle n’aura fait sur le fond historiographique que déplacer l’interrogation : pourquoi cette cécité conceptuelle ? Aujourd’hui, le choc est rude, il est aussi et surtout salutaire : nous ne saurions désormais regarder les vestiges plastiques – donc imaginer voir cette civilisation – sans garder à l’esprit cette oblitération uniforme du corps féminin. Elle éclaire un trait de comportement jamais dévoilé. Je crains qu’on ne dise : on le savait bien, ou bien : épiphénomène. On doit répondre : 1 – On ne sait pas vraiment tant qu’on ne l’a pas clairement énoncé. 2 – La couverture des corps est une donnée fondamentale des sociétés qui la pratiquent. 7 Et de cette dissimulation de la vérité, nous sommes responsables. C’est comme l’exposition des enfants 9, et cela ressemble aussi beaucoup à la réception de la pédérastie. Il n’a pas été aisé de « récupérer » la place singulière que celle-ci occupait dans la vie sociale grecque – et elle ne l’est pas encore – ; il a fallu débusquer les mots que les traducteurs « sautaient » en nos textes classiques, il a fallu réévaluer les discours, publier, mettre en série des images. Et, que ce soit en esthétique, en érotique, en sexualité, voire en démographie, cette spécialité grecque n’a pas encore pris dans le discours historien la place qui devrait être la sienne. C’est la même histoire avec la nudité 10. Construction historique spécifique, originalité absolue de cette culture (puisque si la couverture des femmes nous renvoie, nous lecteurs contemporains, aux sociétés arabo-islamiques (mais pas seulement à elles), la nudité masculine, elle, est toute grecque). 8 Donc, le silence. uploads/Litterature/ voile-en-grece-antique.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager