REMISE EN CAUSE DU CANON DANS LES HISTOIRES DE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Frédéri

REMISE EN CAUSE DU CANON DANS LES HISTOIRES DE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Frédéric Weinmann Presses Universitaires de France | Revue d'histoire littéraire de la France 2014/1 - Vol. 114 pages 45 à 66 ISSN 0035-2411 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2014-1-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Weinmann Frédéric, « Remise en cause du canon dans les histoires de la littérature étrangère », Revue d'histoire littéraire de la France, 2014/1 Vol. 114, p. 45-66. DOI : 10.3917/rhlf.141.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France RHLF, 2014, n° 1, pp. 45-66 REMISE EN CAUSE DU CANON DANS LES HISTOIRES DE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Frédéric Weinmann Ce n’est pas une découverte : le canon littéraire français s’ouvre à l’étranger vers la fin du Premier Empire. Les deux symptômes les plus connus de cette évolution proviennent eux-mêmes de Suisse : il s’agit d’une part de l’ouvrage de Sismonde de Sismondi, De la littérature du Midi de l’Europe, publié à Paris en 1813, et d’autre part du célèbre De l’Allemagne de Madame de Staël, dont les épreuves avaient été détruites par la censure en 1810 et qui voit le jour à Londres en 1813 avant de paraître dans la capi- tale française en 1814. S’inspirant des idées de Montesquieu et de ses contemporains, ces deux titres fondateurs propagent l’idée d’une ouverture nécessaire de l’horizon intellectuel français et posent les bases d’une nou- velle lecture des littératures étrangères. Michel Espagne et Michal Werner l’ont constaté depuis longtemps : « La littérature française ne se découvre comme littérature nationale que par opposition aux littératures étrangères. Auparavant, elle tend à être la littérature par excellence1. » Un document beaucoup moins célèbre illustre de manière pourtant tout aussi nette l’évolution frappante du canon littéraire autour de 1815. Je veux parler des Leçons de littérature et de morale de l’inspecteur général François Noël et du professeur d’éloquence à l’université de Paris François Delaplace, ou plus exactement de la préface à la troisième édition des Leçons latines de littérature et de morale, datant de 1816, qui fournit de précieux renseigne- ments sur les aléas de leur projet. Se réclamant du célèbre recteur de 1. Michel Espagne, Michael Werner (dir.), Philologiques III. Qu’est-ce qu’une littérature nationale ? Approches pour une théorie interculturelle du champ littéraire, Paris, Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, 1994, p. 7. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France revue d’histoire littéraire de la france 46 l’université de Paris Charles Rollin (mort en 1741), les deux auteurs avaient publié en 1804 un premier recueil de textes extraits de la littérature fran- çaise des xviie et xviiie siècles. Quelques années plus tard, ils continuent l’entreprise avec des Leçons latines de littérature et de morale, parues en 1808, et préparent une anthologie de textes grecs. Leur projet initial entend permettre l’étude simultanée et comparative des trois langues de l’enseigne- ment traditionnel, « ces trois belles langues, les plus belles qui aient existé dans l’univers » selon la préface de 1816 (p. xv) ; il s’agit de démontrer aux élèves le caractère éternel des œuvres classiques : Cette corrélation a été étendue de la prose à la poésie, et réciproquement de cha- cune même des trois langues aux deux autres, en sorte que ces trois ouvrages du même genre, dans des langues différentes, n’en fissent, pour ainsi dire, plus qu’un en trois parties, dont la réunion et l’étude seroient ainsi plus utiles. Ces rapports entre les trois recueils sont même extrêmement nombreux ; et, pour le dire en passant, c’est une chose assez singulière et digne d’observation, que la manière dont nos grands écrivains, et ceux de la Grèce et de Rome se rapprochent et quelquefois semblent se confondre dans les morceaux les mieux pensés et les mieux écrits de leurs ou­ vrages2. Cette citation reflète la position conservatrice des auteurs qui ne visent pas à dégager des différences, mais au contraire à souligner des points com- muns entre les littératures de plusieurs langues, c’est-à-dire au fond à établir des valeurs absolues : de même qu’il existerait des similitudes entre prose et poésie, on trouverait des constantes à toute époque et dans tout pays. D’où l’adoption du même plan pour chaque volume, à savoir une table des matières « systématique », et non « historique », qui fera autorité dans l’enseignement de la première partie du xixe siècle. La préface à la troisième édition des Lettres latines nous rappelle toute- fois que le projet n’a pas évolué dans le sens que les auteurs souhaitaient. En 1816, les Leçons françaises en sont à la septième édition, les Latines à la troisième (sans compter les contrefaçons), mais les Grecques toujours en attente. Malgré leurs efforts, elles ne verront le jour qu’en 18253 – après la mort de Delaplace. En revanche, Noël s’associe à Charles-Pierre Chapsal pour éditer, la même année que la troisième édition des Lettres latines, des Leçons anglaises de littérature et de morale, qui seront suivies par des Leçons italiennes en 1824 et des Leçons allemandes en 1827. Cette modifi- cation forcée, de la part de défenseurs des valeurs traditionnelles, illustre mieux que toute publication d’inspiration libérale la remise en cause pro- fonde du canon littéraire au début du xixe siècle. Ce n’est pas un hasard si leur collection s’appelle à partir de cette date « Cours de littérature 2. François Delaplace, François Noël, Leçons latines de littérature et de morale (…). Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée. Paris, Le Normant, 1816, p. x. 3. Nous n’avons pas trouvé ce titre dans le catalogue de la BnF. En revanche, il existe à la Harvard College Library (Hollis number 006219433) et est disponible sur Google books. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 12/08/2014 08h50. © Presses Universitaires de France remise en cause du canon 47 comparée », première occurrence du terme à ma connaissance. Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau estiment à juste titre que cette dénomination constitue un « pavillon trompeur4 ». Il n’en reste pas moins qu’elle traduit une rupture profonde dans l’approche des littératures étran­ gères devenues – si l’on me pardonne cet anachronisme – « incontour­ nables ». D’autres inflexions discrètes de cette « collection devenue classique dès l’origine » – comme s’exprime le traducteur du volume consacré à la litté- rature anglaise, Louis Mézières5 – témoignent elles aussi d’une irrésistible mutation. Le simple fait qu’on traduise les anthologies de textes anglais et allemands indique déjà en soi un changement d’objectif : il n’est plus ques- tion ici d’apprendre une langue étrangère, mais de découvrir des littératures dont on ne peut lire l’original. La préface de Louis Mézières va cependant beaucoup plus loin. Dès la première phrase, il atteste l’évolution du canon littéraire : Depuis que les besoins de la civilisation, les progrès de l’éducation politique, et l’instinct de nouveauté qui travaille les sociétés modernes, multiplient ou renouvelle- ment incessamment les richesses de l’esprit humain, on a senti l’avantage de ces recueils qui offrent à une classe nombreuse de lecteurs, sans les astreindre à des recherches longues et pénibles, une idée des chefs-d’œuvre littéraires de chaque nation, et qui réunissent dans un cadre étroit les beautés éparses dans de nombreux modèles. S’il est une littérature qui exige surtout un pareil choix, c’est sans doute la littérature anglaise, déjà si étendue, si féconde, si riche dans tous les genres, et qui, après avoir parcouru avec honneur toutes les carrières, semble aujourd’hui se rajeu- nir, et brille d’une gloire toute nouvelle, grâce au génie des Byron, des Moore, et des Walter Scott6. En apparence, le traducteur cautionne l’approche conservatrice des auteurs ; en réalité, il fait un pas supplémentaire en direction de l’étranger. Il loue par exemple Noël et Chapsal d’avoir sélectionné des textes suscep­ tibles de satisfaire le goût français. Il incite en outre les lecteurs à se livrer à de traditionnels parallèles, à « comparer uploads/Litterature/ weinmann-frederic-remise-en-cause-du-canon-dans-les-histoires-de-la-litterature-etrangere.pdf

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