27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’ima

27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne - CNRS Éditions https://books.openedition.org/editionscnrs/9310 1/38 1 CNRS Éditions Images du corps dans le monde hindou | Véronique Bouillier, Gilles Tarabout Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré- moderne 1 Dominik Wujastyk p. 71-99 Texte intégral Un aspect passionnant des études portant sur le corps en Inde est que nous trouvons au sein de la tradition indienne elle-même, et ce dès les premiers témoignages, une pensée 27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne - CNRS Éditions https://books.openedition.org/editionscnrs/9310 2/38 2 3 L’anatomie du corps tantrique réfléchie du corps comme support de conscience, comme extériorité susceptible, peut-on dire, de présenter des inscriptions diverses. Les notions d’extériorité et d’intériorité sont profondément ancrées dans la pensée indienne à époque ancienne. Rappelons que le verbe sanskrit pour « disparaître, s’évanouir » est antardhā, dont l’étymologie suggère le fait de placer quelque chose à l’intérieur ; réciproquement, « l’apparition », c’est « ce qui est à l’extérieur » (skt. āvirbhū). L’un des mots les plus courants en sanskrit pour « corps », deha, peut être dérivé de la racine grammaticale dih, signifiant « oindre, enduire » : il me paraît possible de comprendre la métaphore qui sous-tend le mot comme rapprochant le corps d’une enveloppe ou d’une couche extérieure. Nos sources indiennes les plus anciennes, remontant au deuxième millénaire avant notre ère, discutent déjà du démembrement rituel de corps d’animaux aussi bien que, métaphoriquement, de corps humains. Dans la littérature upanishadique du premier millénaire avant notre ère, l’existence de plusieurs corps est posée, corps d’ordre spirituel, physique ou psychologique. La Taittirīyopaniṣad, par exemple, est largement une méditation sur le corps et la nourriture ; cinq corps, ou ātman, y sont distingués, ce qui deviendra par la suite en Inde un trope des discours sur le corps et le soi. Les traditions jaina et bouddhique ont développé par ailleurs leurs propres discours sur la question. La diversité des concepts anciens sur le corps, en Inde, se reflète à l’évidence dans la richesse du vocabulaire sanskrit qui le concerne, dont la litanie des termes inclut des mots comme śarīra, kāya, deha, vigraha, aṅga, vapu, kalevara, tanu, gātra, śava et kunapa, chacun avec ses propres connotations. L’Inde a ainsi élaboré un monde riche, diversifié et original, de discours sur le corps. L’objet du présent chapitre sera de traiter spécifiquement les discours portant sur l’anatomie, et d’étudier les images qui ont été appliquées au corps à l’époque pré-moderne. 27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne - CNRS Éditions https://books.openedition.org/editionscnrs/9310 3/38 4 5 Durant la deuxième moitié du premier millénaire de notre ère, les traditions de pensée et de pratique décrites par les textes appelés tantra en sont venues à constituer une composante importante de la culture religieuse en Inde (Goudriaan et Gupta 1981 : 20 sq.). Les idées religieuses tantriques se distinguent par leur écart délibéré d’avec l’idéologie védique et par un certain nombre d’autres traits typologiques (Gupta et al. 1979 : 7-9). L’une des principales conceptions, dans la vision tantrique du corps humain, est que ce dernier comporte six cakra (littéralement « roues »), disposés selon un axe vertical médian, qui sont impliqués dans les processus d’expansion de la conscience et de réalisation du soi. Les souffles, prāṇa, coulent verticalement le long de canaux appelés īdā, suṣumnā et piṅgala (Briggs 1982 : chap. 15). Ainsi, le Dehasthadevatācakrastotra énumère les différents sens, facultés, etc., et les localise dans des pétales des cakra au sein du corps tantrique (Flood 1993). Toutes ces catégories et ces fonctions peuvent être démultipliées, modifiées ou inscrites dans des homologies, et constituent des thèmes génériques des discours religieux et mystiques (Pl. 1)1. Le concept de cakra, on le sait, est maintenant entré dans le domaine public et diffusé dans le monde entier, le plus souvent selon une version augmentée qui en énumère sept, et non plus six. Cette doctrine des cakra est généralement considérée comme étant un élément ancien et immuable de la vision indienne du monde. Sans que cette vue soit totalement fausse, elle nécessite cependant d’être nuancée sur deux points. Premièrement, si surprenant que cela puisse paraître, l’idée des cakra est un développement comparativement récent de la pensée tantrique. On ne peut la faire remonter, dans les sources disponibles, avant le xe siècle de notre ère, où elle apparaît dans des textes comme le Kubjikāmatatantra et le Mālinīvijayottaratantra (Heilijgers-Seelen 1990). Deuxièmement, les cakra n’apparaissent jamais dans l’āyurveda, la médecine classique de l’Inde. En dépit de l’essor contemporain de différentes formes de massage et d’autres thérapies centrées sur les cakra, ce thème ne figure pas dans la littérature sanskrite classique sur la médecine. Les cakra sont des 27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne - CNRS Éditions https://books.openedition.org/editionscnrs/9310 4/38 6 7 8 représentations en réalité spécifiques des tantra et du yoga, et ce n’est qu’à une époque relativement récente, plus particulièrement durant le xxe siècle, que cette idée a fait l’objet de synthèses avec la pensée et la pratique médicales. Le modèle tantrique du corps, et celui du yoga avec lequel il a tendu à se confondre, ne peut être considéré comme un exemple de corps anatomique. De même que le corps védique était profondément inscrit dans une logique rituelle de production de sens (Malamoud 1996), de même le corps tantrique est une réplique en miniature de l’univers, le véhicule d’énergies mystiques qui permettent l’éveil de la conscience. Il serait erroné de le considérer comme un corps médical, voire physique, bien que, nous le verrons, ce soit là une question controversée au sein de la tradition indienne. La tentative de revenir à une interprétation littérale de la physiologie tantrique et yogique, et de la mettre en équivalence avec des images médicales et anatomiques du corps, ressort par contre de façon frappante de l’un des ouvrages de Haṃsasvarūpa Mahārāja, le Ṣaṭcakranirūpaṇacitra, publié vers 1903 : par le texte et l’illustration, Haṃsasvarūpa cherche explicitement à démontrer la réalité physique du corps tantrique, avec ses cakra, ses canaux d’énergie, etc. Tous ces éléments sont identifiés à des éléments du corps anatomique hérité de la médecine occidentale de la fin du xixe siècle. Ainsi, la planche 2(a) présente les corps tantrique et anatomique disposés côte à côte, le corps anatomique étant chargé, selon l’intitulé de la planche, de localiser les cakra et les canaux. Dans la planche 2(b), le même type de rapprochement est effectué entre le cerveau, d’une part, et le « lotus aux mille pétales », c’est-à-dire le cakra sis au sommet du crâne, de l’autre. La planche 3 propose pareillement une homologie entre le cakra anahāta, à douze pétales, et le « plexus cardiaque », tandis qu’un dessin en haut à droite montre un traitement anatomique du cœur et des poumons. Il faut remarquer que la croyance aux cakra n’est pas demeurée incontestée au sein même de la tradition hindoue (du moins dans ses versions réformistes). Dans une pseudo- autobiographie du célèbre érudit et réformateur religieux 27/07/2021 Images du corps dans le monde hindou - Chapitre 2. Interpréter l’image du corps Humain dans l’Inde pré-moderne - CNRS Éditions https://books.openedition.org/editionscnrs/9310 5/38 9 « À cette époque [1855], en dehors de quelques ouvrages religieux, j’avais avec moi le Shiva Sandhya, le Natha- pradipika, le Yoga-beejak et la Kesarani-Samhita, que j’avais pour habitude d’étudier durant mes voyages. Certains de ces livres fournissaient une description exhaustive du système nerveux et de l’anatomie, que je ne pouvais saisir. Cela me fit douter de leur authenticité. Depuis quelque temps, j’avais cherché à éclaircir mes doutes mais n’en avais pas trouvé l’occasion. Un jour, je vis un cadavre flottant au fil de la rivière. C’était là l’opportunité de confirmer la véracité des affirmations contenues dans mes livres. Laissant ceux-ci à proximité, et après avoir ôté mes vêtements, j’entrai dans la rivière et en retirai le corps. Puis je le disséquai avec un grand couteau, du mieux que je pus. Je sortis le cœur [sic] (kamala [litt. “lotus”]) et, le coupant du nombril aux côtes, l’examinai. J’examinai aussi une portion de la tête et du cou. La description qu’en donnaient les livres ne correspondait en rien avec les détails observables. Aussi déchirai-je les livres en morceaux, que je jetai dans la rivière avec le cadavre. Depuis ce moment, peu à peu, j’en suis venu à la conclusion qu’à l’exception des Vedas, de Patanjali, et du Sankhya, tous les autres ouvrages sur la Science et le Yoga sont mensongers. » Dayānanda Sarasvatī, publiée à la fin du xixe siècle (Jordens 1978, 1998), un surprenant passage nous narre comment Dayānanda a perdu ses illusions quant à la vision tantrique d’un corps pourvu de cakra, au cours d’un épisode se déroulant en 1855 (Yadav 1976) : Ce passage frappe par son iconoclasme et son pragmatisme. Bien que la narration n’en uploads/Litterature/ wujastyk-interpreter-l-x27-image-du-corps-humain-dans-l-x27-inde-pre-moderne.pdf

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