65 Pour une critique intermédiale Liliane Louvel Université de Poitiers FORELL

65 Pour une critique intermédiale Liliane Louvel Université de Poitiers FORELL (EA 3816) Deux ou trois « idées de recherche » à la Barthes, c’est ce que je souhaite communiquer avec vous, c’est à dire les résultats, comme on le dit en science, de ma recherche portant sur les cinq dernières années. Je suis partie du constat que l’image et sa critique avaient été trop longtemps inféodées au langage. J’ai vu ce rapport un peu à la manière du Parmesan dans son célèbre dessin analysé par Daniel Arasse dans lequel on voit Vulcain jetant un filet sur Mars et Vénus surpris, visiblement ému de leur rapport: il y a de l’érotique là-dessous. La domination du discours, des écrits critiques, de la pratique courante font qu’une image quelle qu’elle soit, se retrouve la plupart du temps prise dans les filets du langage. Au cours d’une exposition, le visiteur est happé par le matériel d’accompagnement : sans prendre le temps de contempler le tableau, la photographie, de lui donner le temps de « se lever », il lit le cartel descriptif. 1. Le texte et le visuel : l’ut pictura poesis en question La pratique, mais aussi la théorie ont ce travers. On a pendant longtemps évoqué une rhétorique de l’image et Barthes a le premier tenté de la fonder sur d’étroites correspondances entre les figures et les images. On a dénoncé, la critique anglo-saxonne entre autres, des tentatives sous- jacentes de domination de l’image par le langage : l’image étant vue du côté du féminin et le texte du masculin. Ainsi, l’image aurait été soumise au langage plus mâle. Il y aurait du « gender » là- dessous : « paintings, like women, are ideally silent, beautiful creatures designed for the gratification of the eye, in contrast to the sublime eloquence proper to the manly art of poetry » (Lessing 21). D’autres collègues, américains entre autres, ont aussi débusqué l’impérialisme du langage, voyant l’image comme colonisée par le texte qui lui impose sa loi. W.J.T. Mitchell lui-même a fini par poser la question qui évoque la fameuse question freudienne : « Que veut l’image ? » « What do pictures want ? » (Mitchell qui lui même appelait de ses vœux ce qui pourrait devenir une critique). Le rapport de l’image au langage est complexe et souffre encore de relents d’iconoclasme et d’iconophobie. Le même Mitchell entendu récemment en démonte les mécanismes. Tout cela illustre parfaitement les pouvoirs de l’image et la peur qu’engendrent ces pouvoirs ; témoin les discussions autour des pouvoirs de la télévision si bien démontés par Marie-José Mondzain. À l’ère de l’image dite reine, tout cela 66 Interfaces 32 (2011-2012) continue cependant d’être activé fortement. Partant de ce constat et de la difficulté à comprendre les modes de circulation entre texte et image fondés sur ce que je nomme l’oscillation constitutive, elle aussi repérée par Jean-Luc Nancy, j’ai constaté qu’il y avait bien de l’acharnement là-dessous. Car, bien entendu si les deux medias, les deux arts en ce qui me concerne car je ne compare que ce qui est au même niveau (littérature et peinture, ou photographie, tapisserie, cartes etc., substituts du pictural), ce qui jouit d’un statut esthétique et non pas les productions ordinaires de la vie courante ou le côtoiement habituel dans la rue (les journaux, leurs images, etc.) ; si les deux medias donc, ne cessent d’être comme « montés » ensemble dans « le dispositif » (j’y reviendrai) du texte/image, il fallait y revenir, les prendre en cause. C’est chose faite. Le texte et l’image n’en n’ont pas fini de s’entre-émouvoir en leur rapport érotique (il y a de ça et Vénus et Mars le montrent) et les écrivains qui le reprennent inlassablement et incorporent l’image (et le corps va faire retour aussi), ne s’y trompent pas. Il y a là une mine, ce que Philippe Hamon appelle « l’increvable ut pictura poesis ». J’ai pensé qu’il convenait alors d’essayer de mettre en chantier ce qui pourrait être une poiétique du pictural, de fonder une critique intermédiale. Mon idée de départ, donc, après avoir constaté l’inféodation de l’image au discours sur/ de l’image, à sa soi-disant grammaire, sa syntaxe, sa rhétorique, ses figures etc., était de reprendre la formule d’Horace aux origines de l’actuelle comparaison entre les arts, l’ut pictura poesis, et de l’appliquer pour de bon. À savoir que jusqu’alors l’ut pictura poesis, la poésie comme la peinture (« doit faire œuvre de peinture » étant une interprétation libre du texte) non seulement impliquait que la poésie est comme la peinture mais aussi, par un renversement commode, que la peinture est comme la poésie. D’où les dévoiements signalés. Or, si l’on applique la formule rigoureusement : « la poésie comme la peinture », on s’aperçoit qu’il y a là matière à réfléchir. Si la poésie est comme la peinture, de manière assez large (on la voit de loin ou de près et l’on est séduit, selon Horace, on y revient plusieurs fois et l’on est encore davantage séduit), alors le discours sur la poésie doit prendre en compte la composante picturale qui s’y attache lorsqu’elle est présente. À la fois dans le discours des théoriciens de la critique littéraire (dont le langage très souvent emprunte au domaine visuel ses termes ou concepts) ou dans celui des écrivains eux-mêmes qui empruntent à l’image ses caractéristiques, on pourrait ainsi rendre compte du texte littéraire dans sa composante visuelle, en faire un outil majeur, bref fonder une picturocritique ou poétique intermédiale reposant sur le passage entre les arts. Retournement donc de la critique : au lieu de voir la peinture en termes de texte, voyons donc le texte en termes picturaux, visuels plus largement. 67 Déjà E.M. Forster avait avancé que l’on pouvait emprunter à le peinture son « langage » et concevoir la forme d’un roman en termes visuels, ce qu’il nommait le « pattern », le motif ou schéma. Il en donne deux exemples, celui du sablier pour Thaïs d’Anatole France et celui de la chaîne pour Roman Pictures de Percy Lubbock. Jean Rousset lui, voit chez Claude Simon un travail de marqueterie. Simon dont l’Acacia aussi présente un bel effet de « pattern » en arborescence, tout comme Orion aveugle, l’entrelacs qui y figure représenté. Ceci pour montrer que les critiques ont déjà posé les bases d’une critique intermédiale reconnaissant le fort coefficient de visuel dans les œuvres qui en sont saturées. 2. Vers une critique intermédiale C’est ainsi donc qu’étudiant ce type de textes de près depuis maintenant plus de quinze ans, j’ai pu tester ces idées et après avoir posé les bases d’une approche et d’une théorisation du texte/ image, je peux fonder les bases d’une critique intermédiale. Je serai évidemment amenée à passer rapidement ici et vous prie de vous reporter à mon ouvrage pour des développements plus approfondis et étayés, mais je peux déjà lancer quelques idées et quelques exemples afin d’ouvrir des chantiers. Dans un premier temps, je proposerai de distinguer entre ce qui relève de l’allusion ou de la citation, bref de la référence à l’histoire de l’art lorsqu’elles apparaissent dans le texte littéraire. Dans un second temps, je parcourrai les emprunts formels aux outils, concepts et formes du visuel. En ce qui concerne l’histoire de l’art, bien entendu les citations elles-mêmes sont innombrables. On peut aussi se demander pourquoi il y a tant de références à des peintres, des photographes, à des tableaux, des genres, des époques, certaines étant particulièrement privilégiées comme la peinture hollandaise, la peinture italienne de la Renaissance, les Impressionnistes… Bien sûr, la question de la fonction de la référence se posera. Elle pourra relever par exemple de la caractérisation d’un personnage comme dans The Untouchable de John Banville lorsqu’un personnage se définit en termes picturaux (ici en référence à Poussin et El Greco) : There is a particular bit of blue sky in Et in Arcadia Ego, where the clouds are broken in the shape of a bird in swift flight, which is the true, clandestine centre-point, the pinnacle of the picture, for me. When I contemplate death […], I see myself swaddled in zinc-white cerements, more a figure out of El Greco than Poussin, ascending in a transport of erotic agony amid alleluias and lip-farts through a swirl of golden tea head-first into just such a patch of pellucid bleu céleste. (Banville 4) Et in arcadia ego fait partie des « best off » cités dans les textes. Ben Okri en fait même le titre de l’un de ses romans. Louis Marin a su lui donner ses lettres de noblesses, même si lui aussi fait du discours de la peinture le sujet du tableau. Liliane Louvel: Pour une critique intermédiale 68 Interfaces 32 (2011-2012) Ce que j’ai plutôt en tête, ce sont les exemples qui structurent un texte et permettent de constituer la première étape de cette critique intermédiale. Je prendrai quelques exemples parmi ceux que j’ai étudiés : La Véronique, la nature morte et un exemple récent, celui de uploads/Litterature/ louvel-pour-une-critique-intermediale.pdf

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