RÛMÎ (1207-1273), POÈTE ET MYSTIQUE ___________________________________________

RÛMÎ (1207-1273), POÈTE ET MYSTIQUE ____________________________________________________________ LA VIE Quelques notes préliminaires Le nom complet de Rûmî est Mawlânâ Jalâl al-Dîn Muhammad ibn Muhammad alBalkhî al-Rûmî. Mawlânâ est un titre en arabe signifiant « notre maître » qui lui fut donné par ses disciples ; Mawlawî, « mon maître » en est une variante apparue plus tardivement. Le poète partage ces titres avec de nombreuses autres personnalités, mais son rayonnement fut tel en Iran et en Turquie que lorsque l’on dit Mowlavi (prononciation persane) ou Mevlânâ (prononciation turque) sans plus de précision, on sait qu’il s’agit du « Maître des maîtres ». Jalâl al-Dîn, qui signifie « Splendeur de la Foi », est un surnom honorifique assez fréquemment donné à des hommes de religion, lettrés et politiciens du monde musulman médiéval. Son prénom est Muhammad, et Ibn Muhammad signifie « fils de Muhammad », car son père se prénommait également de cette façon. Balkhî est un toponyme situant l’origine de la famille à Balkh (actuel Afghanistan), or comme nous le verrons, le poète vient plus probablement d’une petite ville dans l’actuel Tadjikistan. Rûmî est un autre toponyme se référant à son séjour en Anatolie, qui fut une partie de l’empire byzantin mais que les Musulmans du Moyen-Âge avaient coutume d’appeler « Rome ». Les Occidentaux ont privilégié le nom de « Rûmî », mais en Iran et en Turquie, le mystique est plutôt désigné par l’appellation Mawlawî ou Mevlânâ, considérée comme un nom de plume plus qu’un titre arabe. On ne saurait présenter Rûmî sans le resituer dans le cadre qui est le sien, l’Iran et l’Anatolie du XIIIe siècle, et sans présenter brièvement les deux grandes traditions qui inspirent son œuvre, le soufisme et la littérature persane. À la fin du XIIe siècle, la Transoxiane et l’Iran presque entier appartenaient aux Turcs musulmans du Khwarazm, de culture arabo-persane. Derrière eux, le reste de l’Asie musulmane était partagé entre les khalifes abbassides à Bagdad, les sultans ayyoubides, Kurdes de culture arabe, en Syrie et en Egypte, et les sultans seldjoukides, Turcs iranisés, en Asie Mineure. L’empire des Seldjoukides de Perse était en miettes, partagé entre des gouverneurs de province émancipés à Kerman, Chiraz,… Avec l’unification de la Mongolie par Gengis-Khan vers 1206, la région vit l’émergence d’une nouvelle puissance. Les Mongols conquirent bientôt la Chine du Nord, une partie de l’Asie centrale, et se retrouvèrent aux frontières de l’empire khwarazmien. Ils ne tardèrent pas à envahir la Transoxiane et l’Iran en trois vagues successives (1219, 1221, 1230). Les exterminations qui accompagnèrent cette conquête provoquèrent une migration massive de la population locale vers les îlots épargnés par les exactions mongoles : l’Anatolie, où le sultanat seldjoukide fut protégé par son statut de vassal du khanat de Perse, l’Iran central, où la dynastie turkmène des Salghourides se soumit au pouvoir administratif mongol, et l’Inde du Nord, où les Ghaznavides, une autre dynastie turque iranisée, échappèrent de justesse à la destruction. Après une période de flottement, l’Iran fut gouverné par les Ilkhanides (1258-1334), une dynastie de princes mongols, qui continuèrent leur marche vers l’Ouest, mais finirent par être arrêtés par les Mamelouks d’Egypte. L’invasion mongole fut une catastrophe économique pour l’Iran : pillages, villes anéanties, effondrement démographique, déclin de l’agriculture et des artisanats. La civilisation persane survécut grâce aux Seldjoukides d’Anatolie et aux Ghaznavides d’Inde, avant de conquérir à son tour les Mongols grâce à la présence de « collaborateurs » iraniens à la cour ilkhanide. Ce contexte violent n’apparaît cependant que très peu dans l’œuvre du poète. Un élément ascétique et mystique était implicitement présent dans l’islam dès ses débuts. Dès le VIIe siècle, des communautés ascétiques émergent en Mésopotamie, Syrie et dans l’Est de l’Iran. Le terme « soufi » apparaît au VIIIe siècle et désigne ces musulmans en quête d’une intériorisation de leur foi, intériorisation qui mène parfois jusqu’à l’extase mystique et qui se développe en marge de la Loi (sharî‘a) et parfois contre elle. Mais le soufisme est un mouvement authentiquement musulman malgré les influences qu’il a pu subir au cours de son évolution. Il faut également souligner que nous avons affaire non à un monolithe mais au contraire à une réalité extrêmement variée selon le lieu, le temps et la personnalité des individus qui la composent. De plus, le soufisme ne recouvre pas tout le champ de la mystique musulmane : il existe des courants spirituels qui refusent ce nom. Le soufisme primitif naît à Basra (Hasan al-Basrî, Râbi‘a) et à Kufa (‘Abdak), se vit sous le signe de l’ascèse, de la pauvreté et de la méditation intense du Coran. L’amour de Dieu, inacceptable pour les docteurs de la Loi, est déjà l’un des traits dominants de cette mystique. Le IXe et Xe siècle marquent l’apogée du soufisme classique avec trois grandes écoles où se développe une gnose mystique (ma‘rifa) : en Egypte (Dhû al-Nûn), à Bagdad (Muhâsibî, Sarî Saqâtî, Junayd) et au Khorassan (Tirmidhî, Abû Yazîd Bastâmî). Cette période se clôt sur l’exécution de Hallâj en 922. Les soufis rentrent alors dans l’ombre, établissent de grandes synthèses et cherchent à légitimer leur doctrine par des traités (Sarrâj, Kalâbâdî, Abû Tâlib al-Makkî, Abû Hayyân al-Tawhîdî, Sulamî, Abû Nu‘aym al-Isfahânî). Qushayrî et le célèbre théologien Abû Hâmid Ghazâlî contribuent à faire reconnaître le soufisme « modéré » par l’islam officiel. Au XIe siècle, un soufisme riche et varié, d’expression persane, se développe (Abû Sa‘îd, Bâbâ Tâhir, Hujwîrî, ‘Abd Allâh Ansârî, Ahmad Ghazâlî, les « gens du blâme » ou malâmatis). Un second âge d’or du soufisme fleurit entre le XIe et le XVe siècle avec de grandes figures telles que Yahyâ Suhrawardî, métaphysicien de la lumière, Ruzbihân Baqlî Shîrâzî, chantre de l’amour pur, Najm al-Dîn Kubrâ connu pour sa théorie des photismes colorés, Ibn ‘Arabî, fondateur de la théorie de l’Unicité de l’Etre (wahdat al-wujûd), ‘Abd al-Karîm Jîlî, célèbre par sa doctrine de l’Homme Parfait. La poésie mystique, surtout persane, mais aussi arabe, turque et ourdoue, se développe. L'apparition des ordres commence dès le XIIe siècle, mais leur expansion intervient surtout au XIIIe siècle sur le plateau iranien et en Asie Centrale, en Anatolie et dans le Proche-Orient arabe. Les deux confréries les plus répandues sont alors la Kubrawiyya à l'Est et la Suhrawardiyya à l'Ouest. La langue persane est issue du moyen perse, langue de l’empire des Sassanides. Après l’invasion arabe (651), suivie par la domination du califat sur la Perse et par l’islamisation de la majorité de la population, la culture de l’Iran préislamique survécut cependant. Dès l’apparition d’un pouvoir politique indépendant dans les cours du Khorasan et de la Transoxiane, une expression littéraire en langue dari (persan littéraire), très imprégnée des modèles arabes, se développa. La première forme de poème fut le panégyrique (qasîda), où s’illustrèrent Rûdakî, ‘Unsurî, Anwarî, Khâqânî. À partir de l’époque mongole, la poésie de cour déclina, et les poètes lui préférèrent l’ode lyrique (ghazal), que Sa‘dî et Hâfiz amenèrent à sa perfection. À partir du XIIe siècle, le ghazal s’était adapté au langage mystique avec Sanâ’î et ‘Attâr. Une autre forme jouit d’un succès exceptionnel en littérature persane, le mathnawî, poème narratif qui connut trois grandes manifestations : l’épopée nationale (le Livre des Rois de Firdawsî), le roman amoureux (les Cinq Poèmes de Nizâmî) et l’épopée mystique (Le jardin de la Vérité de Sanâ’î, Le Langage des oiseaux de ‘Attâr). La prose persane concerne d’abord des ouvrages scientifiques, des écrits historiques, religieux, moraux et philosophiques. D’abord très simple, elle devint plus élaborée à partir du XIIe siècle, évolua vers la prose rythmée et investit également le champ de la littérature de divertissement3. L’œuvre de Rûmî se situe dans la lignée de ce courant de la littérature mystique qu’initièrent Sanâ’î et ‘Attâr. La question des sources La vie de Rûmî nous est exceptionnellement bien connue. Il est rare que nous ayons autant d’informations précises et datées sur un auteur persan médiéval, bien que la tradition hagiographique, qui s’est très vite formée autour de lui, ait quelque peu obscurci notre connaissance du personnage historique. Ces informations sont issues de plusieurs sources. La première est une chronique en vers sur l’institution de la confrérie mawlawiyya, composée vers 1291 par le fils de Rûmî, Sultân Walad (m. 1312). Cet ouvrage s’intitule Ibtidâ-nâma (Livre du début) ou Mathnawî-i Waladî (Poème de Valad). Écrit dans une très belle langue, c’est le chant d’amour d’un fils pour son père, et surtout l’une des sources les plus fiables, puisqu’elle est contemporaine de l’auteur étudié. Ce qui ne doit pas faire oublier ses visées hagiographiques : Sultân Walad écrit pour édifier des disciples et s’efforce de présenter son père comme un saint homme et un thaumaturge aux dons extraordinaires. La deuxième source la plus ancienne est le « Traité » de Sipahsâlâr b. Ahmad Faridûn (Risâla-yi Sipahsâlâr), terminé entre 1320 et 1338, c’est-à-dire une soixantaine d’années après la mort du maître. Nous savons peu de choses de ce personnage, si ce n’est qu’il fut enterré aux côtés du père de Rûmî. Il se présente comme un témoin direct et dit avoir été uploads/Litterature/ rumi-poeteetmystique.pdf

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