Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « Chansons "médiatisées" » Paul Zumthor Études françaises, vol. 22, n° 3, 1986, p. 13-19. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/036897ar DOI: 10.7202/036897ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 12 février 2017 02:09 Chansons «médiatisées» PAUL ZUMTHOR Que la nature du medium influe sur le sens du message, on le sait depuis McLuhan ; qu'elle en affecte la forme, c'est probable sinon tout à fait évident; de façon globale, sinon exactement repérable dans le grain de la matière. Influer sur signifie, dans ce contexte, «modifier», c'est-à-dire moduler d'une certaine manière et, à terme, trans-former. Qu'un disque, compact ou pas, tienne lieu — prenne la place —d'un chanteur vivant, de sa voix, de son visage, de son corps — et quelque chose change, une forme, à travers {trans) ce qui fut (ou aurait pu être) son intention première, verse, par l'effet d'un dépassement fonction- nel, dans un au-delà d'elle-même. C'est ainsi en termes de fonction que je poserais le problème, plutôt que d'agencements d'éléments. Ces derniers n'en concernent finalement que les corollaires. S'agissant d'un texte ou d'un groupe de textes, quel qu'il soit, destiné à la communication, un changement en effet est possible à l'un ou l'autre, ou à plusieurs ensemble, de trois, comme on dit, «niveaux» : — à celui de l'auteur, dans la relation qui l'attache à «son» texte ; — à celui du texte, dans son mode de formalisation; — à celui, enfin, du lecteur (ou de l'auditeur), dans la manière dont il l'accueille et le reçoit. En traçant cette épure, je simplifie à dessein un tant soit peu, de peur de rester bloqué dans les préliminaires. Je borne ici mes réflexions à la chanson, aux pratiques qui ont façonné ou refaçonné ce genre de- puis un demi-siècle ; et je me situe résolument du seul côté qui est le mien : celui de l'auditeur. Études françaises, 22,3, 1987 14 Études françaises, 22,3 Du côté de l'auteur, on attendrait un témoignage personnel : ce qu'un sujet investit de lui-même dans son texte et sa musique diffère- t-il, et à quelle profondeur, selon qu'une chanson est écrite et compo- sée pour être entendue en salle, enregistrée sur disque, ou destinée à un programme de radio, de télévision? Mêmes questions à propos de l'interprète. Les médias électroniques intègrent celui-ci, non moins que l'auteur, dans une dynamique de production de masse, aux facteurs démultipliés et qui échappe à son contrôle. Certes ; mais tout écrivain, me dira-t-on, du seul fait qu'il publie, n'entre-t-il pas dans un circuit commercial? Et, bien avant grammophones et T.S.F., les beuglants de la Belle Époque, sinon les guinguettes du Second Empire, avaient as- sez loin poussé la commercialisation de l'art des chansonniers. Qui le nierait? Pourtant, de nos jours, beaucoup plus que d'un simple échange de marchandise, ce dont la chanson médiatisée est dépendante, c'est d'un procès industriel aux infinies ramifications, embrassant l'arc à peu près entier des activités humaines, de la recherche de pointe à la publicité de ventes promotionnelles. Effet secondaire : l'improvisation par là est devenue impossible, du reste indésirable : proprement inconcevable, puisqu'elle constitue la négation même de toute programmation. Mais cela importe moins que la dilution de l'auteur dans l'anonymat de cet- te usine ; celle de l'interprète, dans la vedette fabriquée par les annon- ceurs. Quant au texte de la chanson (paroles et mélodie), un sort com- parable pourrait le frapper. Le talent dont ont fait preuve, au cours des vingt dernières années, quelques dizaines de chansonniers à tra- vers le monde l'ont retenu de sombrer massivement dans la nullité. Le danger subsiste mais, si les médias l'accroissent, ils ne l'ont pas en- gendré : sa source est dans la médiocrité des hommes... ce qui nous ramène (amère consolation!) aux conditions primaires de tout art. Il faudrait s'interroger plutôt sur les déterminations techniques, résultant des impératifs acoustiques, informatiques, voire, encore une fois, publicitaires; d'exigences diverses concernant les instruments d'ac- compagnement... Un seul exemple : la règle des trois minutes, qu'une certaine idée (je le pense) de la diversification du produit imposa pen- dant des années aux techniciens de la radio et aux industriels du dis- que, lesquels en firent une loi pour les chansonniers, leurs fournisseurs. Aucune chanson ne devait dépasser cette durée. Il fallut Bob Dylan, en 1966, pour briser le tabou : il y risqua sa carrière à la radio, et sur disque même se hasarda rarement au-delà des neuf minutes. En fait, un sondage que j'opérai en 1981 sur deux cents chansons françaises et américaines des années 60 et 70 me révéla que cent quatre-vingt d'entre elles, soit 90%, duraient en performance moins de quatre mi- nutes. La gamme «normale» paraît être de deux à quatre. On a là, plus qu'une tendance, une sorte de fait de culture défini, dans l'état actuel des pratiques, par les nécessités propres des médias. L'effet sur la constitution du texte (dans le double sens où j'entends le mot) en Chansons «médiatisées» 15 est considérable et affecte la signifiance même de celui-ci. Les contrain- tes stylistiques et thématiques engendrées par cette brièveté jouent en faveur du laconisme et de la suggestion allusive, elles neutralisent dans le discours les marques de la durée et tendent ainsi à épuiser le narra- tif; elles récusent tout ce qui tient à la tradition des «romances»... la- quelle était encore vivante, vers 1930, sur les lèvres des chanteurs de rues. J'adorais les entendre. J'avais pour eux mes coins préférés dans Paris : boulevard de Strasbourg, ou Magenta, ou de Montmartre, rue Saint-Denis, mes quartiers d'écolier pauvre. Qu'en percevions-nous, quinze ou vingt badauds attroupés autour du chanteur? Un air assez simple pour qu'au dernier couplet on le reprenne en chœur; un texte que pour quelques sous on achetait en feuille volante; mais, plus en- core, le jeu : ce spectacle qui nous avait attirés, qui me retenait malgré l'heure de mon train de banlieue, l'homme, son bagout, sa casquette, les imprimés en vrac dans un parapluie renversé, notre groupe, les ri- res des filles, la rue, les bruits du monde, le couvercle du ciel par-dessus. Plus ou moins, tout cela faisait partie de la chanson, était-elle, au reste indissociable dans le souvenir. Il m'arriva d'acheter le texte : de le lire ne ressuscitait rien. Il m'arriva de chanter de mémoire la mélodie : ça ne suffisait pas davantage, en dépit d'un peu plus d'illusion. Ce que j'avais perçu alors, ce qui survivait en mémoire, c'était — mais au sens plein du terme — une forme. Je veux dire une totalité, pourtant ni fixe ni stable, une forme-force, un dynamisme formalisé, modélisé ; une forme «finalisante» (Zielform), comme l'écrit en allemand Max Lùthi à propos des contes; non un scheme à quoi se plierait une matière, car la forme n'est pas régie par une règle, elle est règle, à tout instant recréée, existant dans la seule passion de l'heure où j'y adhère, en une lumineuse rencontre. La forme de la chanson peut, il est vrai, se décomposer sous les instruments d'analyse : un tel se chargera d'en radioscoper les phrases et les couplets, tel autre la mélodie, ou tel la mimique de l'interprète. Travail pédagogique qui, en fait, nie l'existence même de la Forme. Celle-ci n'existe qu'en performance : terme d'une parfaite pertinence, avec son préfixe globalisant et son suffixe qui désigne une action en cours d'accomplissement. Mais l'accomplissement reste unique; la glo- balité, provisoire. Chaque performance nouvelle remet tout en cause. Des réflexions de cette nature m'amenèrent naguère, dans mon livre sur la poésie orale1, à distinguer — du point de vue, nécessaire- ment externe, du théoricien — composantes «textuelles» et composantes «sociocorporelles» de la forme. Qu'on excuse ce jargon. J'entendais, d'une part, tout ce qui s'observe sur le plan linguistique (et mélodi- que) du message, ce qui peut être écrit et lu; le reste, d'autre part : 1. Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, «Poétique», 1983, 308 p. 16 Études françaises, 22,3 du ton de la voix au tracé du geste, au décor, aux réactions de l'audi- toire. J'invite mon lecteur à se placer dans cette perspective. En effet, c'est ainsi seulement, me semble-t-il, qu'apparaît en pleine lumière l'im- pact des techniques médiatiques sur la chanson. La poésie que chantait le camelot de mon adolescence impliquait par ses rythmes les pmlsations de son corps, mais du mien aussi, le bat- tement pour un instant commun de nos vies que la chanson maîtrisait et pliait uploads/Litterature/ zumthor-chansons.pdf
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- Publié le Jul 01, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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