Mme Dominique Peyrache- Leborgne L'érotique hugolienne dans L'Homme qui rit In:

Mme Dominique Peyrache- Leborgne L'érotique hugolienne dans L'Homme qui rit In: Romantisme, 1999, n°103. pp. 19-29. Abstract Within the hugolian production, L'Homme qui rit introduces a major novelty into the treatment of the love novelistic : the erotic question is dealt with in a direct way whereas it is constantly overshadowed into the other novels. Through the schematic and manichaean opposition, a priori, between the two feminine characters, Dea, the angel and the star, and Josiane, the decadent «vamp» before the term existed, a series of discourses and counter-discourses, metaphorical displacements can be detected, which reveal admittedly his theological fear of sexe, his contradictions in the face of the sexual morality of his time, but also a very great clear-mindedness in the face of the limits of this one. Résumé Au sein de la production hugolienne, L'Homme qui rit introduit une nouveauté capitale dans le traitement du romanesque amoureux : la question érotique y est abordée de manière directe alors qu'elle est constamment occultée dans les autres romans. À travers l'opposition a priori schématique et manichéenne tracée entre les deux personnages féminins, Dea, l'ange- étoile, et Josiane, la «vamp» décadente avant la lettre, se décèlent une série de discours et de contre-discours, de déplacements métaphoriques, qui révèlent certes chez Hugo sa crainte théologique du sexe, ses contradictions face à la morale sexuelle de son temps, mais aussi une très grande lucidité face aux limites de celle-ci. Citer ce document / Cite this document : Peyrache-Leborgne Dominique. L'érotique hugolienne dans L'Homme qui rit. In: Romantisme, 1999, n°103. pp. 19-29. doi : 10.3406/roman.1999.3385 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1999_num_29_103_3385 Dominique PEYRACHE-LEBORGNE L'erotique hugolienne dans L'Homme qui rit Avant-dernier roman, L'Homme qui rit (1869) introduit une nouveauté capitale par rapport aux schémas antérieurs du romanesque amoureux hugolien, toujours assez la rgement réduit, édulcoré ou censuré : il sait parler non seulement de l'amour, mais aussi du sexe, de plus en plus ouvertement. Parenthèse à interroger, d'autant plus fon damentale qu'elle se referme bien vite avec le dernier roman. Quatrevingt-treize est, de tous, le plus étranger à la thématique amoureuse, le plus idéalisant, celui qui, nécessité oblige, abolit (ou censure) le plus ce que Hugo nomme dans l'exergue aux Travailleurs de la mer «l'anankè du cœur humain» l. Le parfait héros révolutionnaire, Gauvain, le vrai prophète de l'utopie, idéal incarné, ne peut plus être un homme. Contrairement à Balzac qui, dans Les Chouans, maintient un mythe de la passion fatale et héroïque (certes contaminée par les contingences historiques mais néanmoins les transcendant), le romanesque politique, dans Quatrevingt-treize, supprime le roma nesque de l'individu. Que faut-il entendre exactement par cette expression «l'anankè du cœur humain»? En quoi rencontre-t-elle l'erotique de L'Homme qui rit? Si les trois pre mières formes d'anankè sont explicitées dans l'exergue aux Travailleurs de la mer (superstitions, lois sociales, forces élémentaires) et rapportées clairement à chacun des trois romans évoqués (Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Les Travailleurs de la mer), en revanche, sa dernière expression, exempte de tout commentaire, s'en tient à une énigmatique suggestivité : qu'est-ce donc que cette fatalité intérieure, celle du cœur humain, la plus incontournable de toutes ? Comment est-elle mise en œuvre sur le plan romanesque? On pourrait penser qu'elle s'exprime d'abord dans Les Tra vailleurs de la mer puisque théorie et roman sont contemporains. Cependant Les Tra vailleurs de la mer sont le roman de «l'anankè des choses» avant d'être le roman du cœur humain. Il est donc probable que cette dernière forme d'anankè n'est rapportée à aucun texte en particulier parce qu'elle informe implicitement l'ensemble de l'ima ginaire. «Que le cœur humain est creux et plein d'ordure» 2 : la formule pascalienne qui stigmatise le divertissement, et le rapporte à tout ce qui détourne l'homme de la foi et de la liberté morale, peut nous rapprocher de l'anankè hugolien(ne). Qu'est-ce qui, en l'homme, entrave sa liberté morale, spirituelle ou sentimentale si ce n'est l'ego, la passion et la concupiscence de la chair? Ainsi l'anankè du cœur humain pourrait bien, au regard des textes antérieurs aux Travailleurs de la mer, relever en partie de la faute sexuelle, et plus largement de toute forme de volonté mauvaise (le 1. «L'homme a affaire à l'obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. [...] Un triple anankè pèse sur nous, l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'anankè des choses. [...] A ces trois fatalités qui enveloppent l'homme se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le cœur humain» (cité dans éd. Folio, Présentation d'Yves Gohin, 1980, p. 90). 2. Pensées, VIII «Divertissement», p. 139-143, Œuvres Complètes, éd. Lafuma, Seuil, 1963, p. 518. ROMANTISME n° 103 (1999-1) 20 Dominique Peyrache-Leborgne joyeux Félix Tholomyès, l'amant libertin de Fantine dans Les Misérables 3, constitue bien pour elle une forme d'anankè) ; peut-être aussi y entre-t-il la fatalité d'aimer, la passion malheureuse (qui se retrouve à la base du scénario amoureux des Travailleurs), enfin la passion comme aliénation. À cet égard, l'esquisse d'une idéo logie erotique, qui se trouve dans Les Contemplations, conjugue toutes ces formes d'anankè intérieur. Dans le poème «Dolor» des Contemplations, l'érotisme constitue le premier pas vers le matérialisme : La femme nue, ayant les hanches découvertes, Chair qui tente l'esprit, rit sous les feuilles vertes ; N'allons pas rire à son côté. Ne chantons pas : - Jouir est tout. Le ciel est vide. - La nuit a peur, vous dis-je ! elle devient livide En contemplant l'immensité4. Complice des pourceaux d' Epicure, la femme, «naturelle, donc abominable»5 écrira Baudelaire, est ici nymphe inconsciente des périls qu'elle suscite, l'agent et l'objet à la fois d'une jouissance conçue comme nihiliste. De même que la matière est «la pre mière faute» à l'échelle cosmique dans «Ce que dit la Bouche d'ombre», de même la première faute humaine est-elle la «matière» en l'homme, «arbre noir, fatal fruit»6. Au regard de tels textes, l'éros hugolien semble donc, comme chez Baudelaire, le désir «de descendre», l'irrépressible tentation satanique, ou pour reprendre une termi nologie plus moderne (empruntée à Simone Weil mais qui pourrait convenir à la mys tique hugolienne), la «pesanteur», opposée à «la grâce»7. Il en découle une contradiction qui reste pratiquement insoluble pour un penseur croyant du XIXe siècle : l'impossibilité d'échapper à la culpabilité sexuelle, la difficulté à forger une morale sexuelle autre que l'ascétisme. De ce climat général de répression sexuelle naîtra à la fin du siècle la vaste névrose obsessionnelle de la décadence : non seul ement la passion est aliénante, mais l'érotisme ne peut se vivre que sur le mode de l'ab jection. De ce point de vue, parce qu'il accepte de se confronter plus directement à la question de l'érotisme, L'Homme qui rit semble à la fois dépasser l'imaginaire romant ique traditionnel de l'amour chaste et anticiper sur nombre de stéréotypes décadents. 3. «Fantine était belle et resta pure le plus longtemps qu'elle put. [...] Elle travailla pour vivre; puis toujours pour vivre, car le cœur a sa faim aussi, elle aima. Elle aima Tholomyès. Amourette pour lui, passion pour elle. [...] Tholomyès était un viveur de trente ans, mal conservé. Il était ridé et édenté. [...] Il digérait médiocrement et il lui était venu un larmoiement à un œil. Mais à mesure que sa jeunesse s'éteignait, il allumait sa gaîté». Les Misérables, I, Fantine - 3, En l'année 1817 - 2, «Double quatuor», Laffont, «Bouquins», 1985, p. 99. 4. «Dolor», Les Contemplations, II, VI, 17, dans Poésie II, Œuvres complètes, Laffont, «Bouquins», p. 511. 5. Mon cœur mis à nu, dans Œuvres complètes, «Bibliothèque de La Pléiade», t. I, p. 677. 6. «Ce que dit la bouche d'ombre», Les Contemplations, II, VI, 26, ibid., p. 535, 536 : «Or, la première faute / Fut le premier poids. / Dieu sentit une douleur. /[...]/ Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit. / [...] / Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre?/ Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,/ Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant, / Va tantôt en arrière et tantôt en avant, / [...] / D'où vient-elle? De toi, de ta chair, du limon/ Dont l'esprit se revêt en devenant démon; / De ce corps qui, créé par ta faute première,/ Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière; / De ta matière, hélas ! de ton iniquité». 7. La Pesanteur et la Grâce, Pion, 1947, coll. «Agora», 1991. ROMANTISME n° 103 (1999-1) L'erotique hugolienne dans L'Homme qui rit 21 L'Homme qui rit reste en effet le roman le plus révélateur de l'erotique hugolienne, celui qui en dit le plus long sur un imaginaire généralement bien dissimulé et neutralisé. Victor Brombert a pu écrire qu'« aucun autre roman de Hugo n'est à ce point à la fois chargé de sensualité et envahi par la terreur de la luxure» 8, soulignant aussi combien l'erotique hugolienne restait profondément secrète, chez un auteur peu porté aux confidences intimes. Et le fait que L'Homme qui rit ne censure pas tout discours sur l'éros est manifestement une manière de reconnaître sa problématique nécessité et, au- delà uploads/Litterature/article-l-x27-homme-qui-rit.pdf

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