Jean Daniel : "Une exigence de lucidité poussée à l'extrême" LE MONDE | 08.01.2

Jean Daniel : "Une exigence de lucidité poussée à l'extrême" LE MONDE | 08.01.2010 à 14h11 Mis à jour le 08.01.2010 à 14h11 | Propos recueillis par Propos recueillis par Josyane Savigneau Abonnez-vous à partir de 1 Réagir ClasserPartager facebook twitter google + linkedin pinterest Cinquante ans après sa mort, qu'aimeriez-vous transmettre d'Albert Camus aux jeune s ? Ce qu'il préconisait lui-même. Une exigence de lucidité poussée à l'extrême qui ne compromet te en rien l'amour de la vie. Entre le soleil et la mort, il y a ce qu'il appela it "la force de vie". Cela dit, les jeunes n'ont besoin de personne pour être fidèle s à Camus car ils n'ont jamais cessé de l'être. L'Etranger n'a jamais été autant lu que pendant la période honteuse où la majorité des int ellectuels français était partagée entre la condescendance et le mépris. La réparation qu' a constituée, d'abord, le prix Nobel, puis, aujourd'hui, l'idée - même absurde - d'un transfert de ses cendres au Panthéon constitue un phénomène énorme, à vrai dire époustouflan t. Et "La Chute" ? C'est un livre terrible que j'admire. Sartre ne s'y est pas trompé. Personne n'en sort indemne. Ni le héros ni l'auteur en tout cas. Cet avocat, qui confesse en se moquant de lui-même qu'il n'a pas tout fait pour sauver une femme qui se noyait, t out en se disant que, de toute façon, il n'aurait pas pu le faire mais que tout de même il n'y a pas songé, transforme son repentir en réquisitoire. Ce "juge pénitent" est supposé dénoncer l'imposture des intellectuels parisiens, mais on ne comprend rien à La Chute si l'on ne voit pas que l'auteur s'implique, s'inve stit, se roule en lui-même, comme dirait Montaigne. L'imposture est partout y comp ris en lui-même, c'est celle de la condition humaine. N'oubliez pas que Camus à écrit ce livre après que sa femme a tenté de se suicider. Dans votre nouveau livre, "Les Miens" (Grasset, 352 p., 20 euros), vous insistez sur la maladie... C'est très important. Car c'est la "force de vie". Camus apprivoise une tuberculos e tenace dont, toute sa vie, il se sentira convalescent. Je l'ai d'autant mieux compris que c'était mon cas. Depuis ma blessure à Bizerte, en 1961, mais aussi après d 'autres maladies. Camus est né solaire, enivré par une mystique à la fois païenne et pan théiste, mais l'agression de la maladie, de la tuberculose qui ne le lâche pas, déclen che un combat qui l'épuise. Il est sans cesse entre le soleil et la mort. Vous avez eu ce compagnonnage avec Camus, mais n'est-ce pas plutôt Gide qui vous a formé ? Au départ, bien sûr. Ma soeur aînée, qui avait vingt-cinq ans de plus que moi - nous étion s onze enfants -, était l'intellectuelle de la famille. Le seul numéro de La NRF qui arrivait à Blida était pour elle. Elle avait beaucoup de livres. Un jour, je devais avoir 14 ans, j'ai pris le journal de Gide et j'ai lu cette phrase : "Et s'il m e fallait donner ma vie pour assurer la réussite de cette merveilleuse entreprise, celle de l'Union soviétique, je la donnerais à l'instant." Je n'étais pas politisé, je savais à peine où était l'Union soviétique, mais je me suis pris d'intérêt pour le pays qui méritait que l'on dise cela. Je m'en suis vite détourné car j'ai également suivi Gide da ns son rejet. Gide était devenu ma référence. Et la découverte des Nourritures terrestre s, dont une partie se passe dans ma ville, à Blida, a été très formatrice. C'est, de plus, dans son Voyage au Congo que j'ai puisé mes premiers élans anticolon ialistes. Cela dit, je fais partie d'une génération où l'on refusait de choisir entre la littérature et la philosophie, l'engagement politique et le journalisme. Nous a vions des héros qui avaient accompli ce triple destin, Hemingway, Dos Passos, Malr aux. Toute ma vie, j'ai essayé d'être présent dans ces trois domaines. Lorsque j'ai reçu le prix du Prince des Asturies, il m'a semblé que cette fidélité était reconnue. Mais pourquoi, formé par Gide, avez-vous tellement admiré Camus ? D'abord, ce n'est pas du tout incompatible, au contraire, même si le Corydon, de G ide, est loin du donjuanisme de Camus. Ensuite, les rapports ne sont pas de même n ature. Je n'ai jamais eu l'occasion de fréquenter Gide. Tandis qu'avec Camus nous avions des passions plus frivoles, par exemple, nous adorions danser. Et n'oubli ez surtout pas l'Algérie, qui a été notre passion et notre maladie commune. Quand je suis venu étudier à Paris, il y avait, aux yeux des jeunes, plusieurs grand es figures, dont Malraux, Sartre et Camus. Camus m'apparut comme quelqu'un de ch ez moi. Ce séducteur m'a aussitôt ensorcelé. Je retrouvais en lui le sens du sacré et l' incapacité de croire, le sens du tragique et le goût éperdu du bonheur. Il a parrainé un e revue que je dirigeais, Caliban, et y a publié trois articles qui ont compté, dont un sur Louis Guilloux et la difficulté d'écrire sur la misère autrement "qu'en connai ssance de cause". C'est lui qui m'a poussé à écrire mon premier livre, L'Erreur, qu'il a publié dans la collection que lui-même dirigeait chez Gallimard. J'ai eu avec lui de nombreux moments d'intimité, chaleureux, marquants, entre 1947 et 1957. J'ai contribué à l'intérêt qu'il a pris pour Mendès France, qui a été la seule pers nnalité politique pour laquelle il a eu de l'indulgence et même de l'admiration. Le fait d'avoir à me séparer de Camus sur la façon de conclure la tragédie algérienne a été pour moi une épreuve douloureuse. Après le prix Nobel, il m'a adressé un petit mot qui se t erminait par cette phrase : "L'important est que nous soyons vous et moi déchirés." Votre journal, "Le Nouvel Observateur", a beaucoup défendu Sartre. Comment vous si tuez-vous dans l'affrontement Sartre-Camus ? L'affrontement, c'était à l'époque de L'Homme révolté, j'étais camusien jusqu'au bout des on gles et le suis toujours resté. Je tente, aujourd'hui, d'appliquer contre les reli gions transformées en idéologie les thèses qu'il préconisait contre les idéologies transfo rmées en religion. A la mort de Camus, j'étais en reportage en Tunisie, et en ouvran t France-Observateur, l'ancêtre du Nouvel Observateur, je découvre le magnifique hom mage funèbre de Sartre. On peut le relire maintenant. Non seulement il est bouleve rsant, mais il contient une mise en question d'une partie de la philosophie sart rienne : l'ouverture humaniste y est explosive. Si bien que lorsque j'ai fondé la rédaction du Nouvel Observateur, je suis allé voir Sartre et il m'a dit : "Cela me réj ouit de reprendre avec vous le dialogue sur la violence que j'ai interrompu avec Camus." J'avais toujours gardé le contact avec Sartre et il est intervenu régulièreme nt dans le journal, par des articles, des entretiens. N'avez-vous pas regretté d'avoir publié le dernier entretien de Sartre, avec Benny Lév y, qui a suscité une polémique ? Je ne le regrette pas. Sartre était vieilli, diminué et sans doute sous l'influence de Benny Lévy. J'ai reçu un premier texte qui était simplement désastreux dans la forme et dans le fond. Nous n'avons pas hésité à le refuser. Mais, un mois après, est arrivé un autre texte, toujours déconcertant, mais cohérent, c'était du Sartre, selon les sartri ens de la rédaction. Simone de Beauvoir m'a appelé, furieuse, m'ordonnant de ne pas publier cet entreti en. Puis j'ai reçu un coup de téléphone de Sartre pour m'expliquer avec une voix juste ment timbrée et intelligemment articulée qu'il était très conscient de ce qu'il faisait et que l'évolution de sa pensée - même dans son aspect judéo-centriste - ne pouvait en r ien constituer une trahison de lui-même. Et nous avons publié l'entretien. Quand vous parlez, vous, aujourd'hui, de la vieillesse, vous dites qu'elle est à l a fois une exclusion et une liberté... L'exclusion, c'est le moment où l'on parle devant vous, comme si vous n'étiez pas là, de sujets que vous connaissez mieux que ceux qui en parlent. Comme si, soudain, vous étiez devenu autre et que vous aviez perdu une sorte de légitimité. On peut se rési gner à cette révoltante exclusion et dire qu'on choisit un autre univers pour trouve r la sérénité de la retraite ou simplement du retrait. Je refuse cette attitude. Le fa it de vivre intensément chaque moment comme s'il devait être le dernier me procure u ne liberté qui m'enchante. Le souvenir de François Mauriac rend ces moments savoureu x. Propos recueillis par Josyane Savigneau uploads/Litterature/ jean-daniel-une-exigence-de-lucidite-poussee-a-l-x27-extreme.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager