Un bon bourgeois paristen, comme Scarron et Fure­ tière. Une famille laborieuse

Un bon bourgeois paristen, comme Scarron et Fure­ tière. Une famille laborieuse, instruite, d'esprit frondeur et aux prétentions nobiliaires affichées. Une existence sans relief, celle de l'homme de cabinet, du polygraphe studieux. Un professionnel de la littérature, ayant le goût d'écrire et l'imagination abondante, l'esprit vagabond, capricieux et indépendant. Un homme libre, ni dévot ni courtisan, mais ours, tendre et bourru, solitaire. « Il n'y a guère que moi qui le fasse parler», prétend son ami Guy Patin qui jette un regard indulgent et cordial sur ce « petit homme grasset, avec un grand nez aigu qui regarde de près» : il « paraît fort mélancolique et ne l'est point. Il est fort délicat et je l'ai souvent vu malade; néanmoins, il vit commodément, parce qu'il est fort sobre. Il est homme de fort bon sens et taciturne, point bigot ni mazarin » 1• Un être toujours sur son quant-à-soi, aimant l'anonymat et le masque. Un témoin curieux de son temps: « il faisait un recueil où il mettait par écrit tous les beaux traits et toutes les choses remarquables qu'il avait ouïes pendant le jour dans les compagnies» 2• Tel est à peu près le portrait de celui qui se nomme « le Démocrite du siècle», le railleur de bon sens, l'observateur malicieux, le rieur mélanco­ lique. Cet écrivain abondant et fécond a commencé par pren­ dre le ton du jour avec le roman romanesque, pour l'abandonner aussitôt, pour le condamner en lui préférant les récits proches de la réalité parisienne contemporaine; 1. Lettre du 25 novembre 1653. 2. Furetière, Le Roman bourgeois (portrait de • Charroselles. ). Préface, bibliographie sommaire et glossaire de l'édition chez Garnier-Flammarion de l'Histoire comique de Francion, de Georges Sorel (1979), édition due à Yves Giraud, professeur à l'Université de Fribourg. 14 PRÉFACE une rechute dans le romanesque galant précède de peu la caricature railleuse et parodique des romans de chevale­ rie, de guerre et d'amour, des bergeries, des romans mythologiques, tragicomiques, édifiants et picaresques. Sorel écrit son Anti-roman 3: le Berger extravagant, où parmi des fantaisies amoureuses on voit les impertinen­ ces des romans et de la poésie. Nouvelle palinodie : voici encore du romanesque avec La Vraye Suite des avantures de la Polyxène du feu sieur Molière (d'Essertines). Et, pour parachever l'itinéraire du romancier, une histoire comique, Polyandre, suite de petites aventures modernes «telles qu'il en pourrait arriver au lecteur ou aux person­ nes de sa connaissance». Mais Sorel est aussi historien, et historiographe du roi, bibliographe, critique littéraire, auteur précieux, scientifique, moraliste, voire pieux. Dans la quarantaine de volumes qu'il a fait imprimer, volontiers sous l'anonymat, on s'étonne souvent de ren­ contrer, au hasard de pages diffuses, ou même insipides, les idées les plus curieuses, les imaginations les plus hardies, les formules les plus heureuses. Pourtant, le chef-d'œuvre de ce personnage difficile à saisir dans. sa réalité profonde est presque son premier livre, l'ouvrage des années de sa jeunesse « frétillante». Il avait eu sa période libertine autour de 1620, au moment où il était encore possible de parler librement et d'avoir des opinions peu conformistes. Il avait été en relations avec Théophile et le comte de Cramail, se mêlant aux milieux de la pensée hardie; il avait goûté à la vie turbu­ lente, libérée des préjugés, de la compagnie des Géné­ reux. Et après les premiers balbutiements, le voici qui, en quelques semaines, raconte au fil de la plume les aventu­ res comiques et philosophiques de son Francion. Il écrit au moins trente-deux pages par jour, parfois même à, demi assoupi, laissant courir sa main qui note, dans un automatisme qui échappe à l'autocensure, le détail sur­ réaliste de ses rêves et le matériel symbolique de ses fantasmes. Mais 1623 est l'année du premier procès de Théophile, année critique où commence la mise sous 3. Titre de l'édition de 1633 du Berger extravagant. PRÉFACE 15 l'éteignoir de toutes les audaces hétérodoxes: désormais, on se dissimule, on se déguise ou on se tait. Sorel donne son roman au libraire Billaine (mais il ne le signe pas et ne le signera ni ne l'avouera jamais, sans doute à cause des libertés qu'il s'y permet) puis il rentre dans le rang: il ne laissera plus jamais transparaître la moindre velléité libertine; à vingt-cinq ans, tout est joué. II remaniera son texte à deux reprises: en 1626 d'abord, peu après le second procès et la condamnation de Théophile (septem­ bre 1625), il ajoute aux sept livres de 1623 trois livres nouveaux tout en divisant en deux le livre V; il accentue les traits de satire des mœurs, le romanesque des aventu­ res, les grivoiseries même, mais il fait disparaître avec quelques vulgarités obscènes presque toutes les opinions hardies ou simplement suspectes. En 1633, il donne le douzième livre, Conclusion de l'histoire comique de Francion, d'abord en volume séparé, puis réuni à l'en­ semble en s'efforçant de faire admettre son dessein moral par d'assez pesantes professions de foi plaquées au début ou à la fin des livres 4• Mais le vrai Francion ne se trouve que dans le volume de 1623: malgré l'intérêt de certaines additions postérieures, c'est le texte le plus alerte, le plus impertinent, le plus effronté qui seul peut correspondre à un tel héros comme aux imaginations de son créateur. Sous ses diverses formes, le livre, qui a quelque dette envers les conteurs de la Renaissance, Rabelais, Du Fail, Béroalde, les satiriques contemporains, les romans pica­ resques et les facéties populaires, rencontre un écho très favorable auprès des lecteurs, tout en se heurtant aux vigoureuses résistances des milieux mondains et lettrés. On n'a pas encore recensé avec. toute la précision souhai­ table les diverses éditions de Francion parues du vivant de 1' auteur: leur nombre doit dépasser assez largement la vingtaine, ce qui fait du roman l'un des ouvrages de fiction les plus souvent réimprimés au xvn• siècle 5• Francion est avant tout une histoire divertissante, un 4. En même temps, il !"attribue à Nicolas de Moulinet, -[ieu\ Du Parc, gentil­ homme lorrain, obscur avocat et écrivain à ses heures, qui était mort avant 1625. 5. Si le succès du livre se maintient à peu près sous le règne de Louis XIV, il s'estompe vite par la suite: deux éditions seulement au XVIJI' siècle, antérieures à 1740. 16 PRÉFACE badinage, une «folâtrie» propre à chasser l'ennui. D'où une trame romanesque assez lâche - la vie du héros, ses tribulations et ses amours - mais surtout l'allure capri­ cieuse du conteur, prompt à mettre en œuvre les facéties, les bons mots, les hurle, bons tours, canulars et duperies. C'est aussi, le titre le souligne, une « histoire comique», et l'épithète doit être exactement comprise. «Comique» c'est, généralement, ce qui appartient à la vie ordinaire, ce qui est du domaine de la comédie (alors que la tragédie traite des destinées ou des situations d'exception), ce qui ressemble à la réalité triviale. Sorel s'en explique dans sa Bibliothèque françoise « On parle des romans comiques en général, mais on les divise aussi en satyriques et en burlesques, et quelques-uns sont cela tout ensemble. Les bons romans comiques et satyriques semblent plutôt être des images de l'histoire que tous les autres. Les actions communes de la vie étant leur objet, il est plus facile d'y rencontrer de la vérité. Pour ce qu'on voit plus d'hommes dans l'erreur et dans la sottise qu'il y en a de portés à la sagesse, il se trouve parmi eux plus d'occasions de raillerie, et leurs défauts ne produisent que la satire. On rencontre là plutôt le genre vraisemblable que dans les pièces héroïques qui ne sont que fictions, puisqu'il y a peu d'hommes qui méritent d'être estimés des héros, c'est-à-dire quelque chose entre les dieux et les hommes. » Mais l'auteur ne vise ici nullement à une exactitude «historique», à un réalisme authentique, et la vraisem­ blance générale cède souvent le pas à la fantaisie de la cari­ cature, à l'outrance de l'accumulation. C'est que Sorel entend aussi dénoncer par la satire l'irréalisme roma­ nesque du temps, les fadaises d'un héroïsme factice, les fadeurs sentimentales, les interminables pastorales d'une Arcadie inconsistante. Lorsqu'il retrouve quelque chose du ton rabelaisien, c'est pour· protester contre le goût affadi de sa génération, contre le roman héroïco-galant qui est alors à la mode : Francion est une anti-Astrée. Quel est le romancier de l'âge classique ( et même des époques ultérieures) gui ne revendique pas une intention plus sérieuse, plus morale, pour légitimer les écarts de son imagination? Sorel n'échappe pas à la règle ; mais, à cause de la «corruption» de son siècle, il dissimulera, comme Rabelais, sa vraie doctrine sous les songes, les PRÉFACE 17 ma1series, les bouffonneries : « Quoi qu'il en soit, ces rêveries-là contiennent des choses que jamais personne n'a eu la hardiesse de dire» . Il fait la part belle à la grivoiserie, continuant le « vieil esprit gaulois refoulé » ; il affiche une crudité obscène ou scatologique dans les propos ou dans les situations ; il détaille uploads/Litterature/giraud-yves-pre-face-a-l-x27-histoire-comique-de-francion.pdf

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