Reading and Censorship in Early Modern Europe, 181-200 La censure de la fiction

Reading and Censorship in Early Modern Europe, 181-200 La censure de la fiction et ses fondements philosophiques Marie-Luce Demonet CESR, Université François-Rabelais de Tours Les œuvres de fiction subissent au xvie siècle un certain nombre de critiques qui ne relèvent pas seulement de la censure politique ou religieuse: romans, nouvelles, dialogues, œuvres théâtrales et «fictions poétiques» posent un pro­ blème fondamental lié à leur rapport intrinsèque à la représentation de ce qui n’est pas. Elles ne seraient acceptables qu’au prix d’une «moralisation», grâce à la détermination d’un sens allégorique parallèle au récit inventé, lequel resterait condamné en lui-même. Toutefois, certains philosophes européens ont élabo­ ré, entre Moyen Âge et Renaissance, un statut métaphysique des objets fictifs, acceptant leur modalité d’étants spécifiques, «êtres de raison» dans un «monde possible». Cette réflexion théorique ne leur accorde pas pour autant droit de cité, encore moins dans la Cité de Dieu. Fiction et raison Jean-Marie Schaeffer, dans sa présentation d’un colloque récent, définit la fic­ tion comme «feintise ludique partagée».1 Si la notion de «feintise» convient aussi à la fiction renaissante, la dimension ludique ne va pas de soi. Pour beaucoup de théologiens et philosophes de la Renaissance, la «feintise» est l’objet des plus grands soupçons, comme tout ce qui est ludique, et cette époque où la passion du jeu se développe est aussi celle où l’on écrit beaucoup contre les divertisse­ ments considérés comme déshonnêtes. Quant au partage, il doit se faire dans 1. Schaeffer (2007: 1). brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by Diposit Digital de Documents de la UAB 182 Marie-Luce Demonet Reading and Censorship in Early Modern Europe des cadres que les idéologies du temps, même si elles se combattent, ont entendu définir et réglementer à l’intérieur des genres autorisés. Pour la clarté du propos, il importe de définir le terme de «fiction» tel que nous l’utilisons ici: le terme latin de fictio est emprunté à la rhétorique par Jean de Garlande pour désigner les figures de la représentation comme la prosopopée,2 mais, à cause de la réflexion des philosophes et des théologiens sur les res fictae, la notion de fiction devient à la Renaissance un concept métaphysique qui s’ex­ prime d’abord en français par le verbe feindre, ou par l’adjectif feint. Le substantif «fiction» commence toutefois à traduire ce qu’Horace appelle les res fictae dans l’Art Poétique: chez son traducteur Jacques Peletier du Mans, la notion de fiction représente le résultat du mélange de choses vraies et fausses que le poète s’auto­ rise.3 Dans le domaine littéraire, nous considérons comme «fiction» l’ensemble des genres recouverts par ce qu’on appelait alors «histoire» feinte, les genres dra­ matiques comme les «fictions poétiques» (inventions mythologiques que la poésie lyrique pouvait utiliser). Ainsi le roman, la nouvelle (même quand elle prétend s’inspirer d’un fait réel), l’épopée et le théâtre en relèvent, car ils s’opposent d’une part au mode d’énonciation lyrique, d’autre part au vrai de l’histoire attestée ou du traité. Le processus de fiction qui sous-tend ces genres correspond à celui de la mimésis aristotélicienne, en relation avec la puissance de représentation innée que possède l’esprit humain. Il est à l’origine de ces genres littéraires, mais ce feindre, pour les philosophes insensibles au plaisir de la fiction, n’est ni une proposition valide, ni un objet de la réalité, et se révèle donc potentiellement dangereux. En outre, le lecteur de la Renaissance devient gourmand en histoires. Non seulement il prend plaisir au déplacement dans un monde irréel par la lecture, mais il est de plus en plus attiré par le «comment» qui relie les choses, les personnages et les événements, y compris lorsque l’intrigue est supposée histo­ rique. La renaissance de la logique stoïcienne a fortement contribué à ces habi­ tudes de lecture logiques et non plus seulement chronologiques: la demande de «suites» (de Gargantua, de Pantagruel, des aventures du Panurge, d’Amadis, de Fiamette…) pouvant se comprendre comme ce qui «s’ensuit» dans l’ordre des conséquences. Grâce à la synarthesis des stoïciens, le nexus entre la cause et l’effet, l’antécédent et le conséquent tissent la nécessité à l’intérieur même du vraisemblable et constituent l’intrigue, que la redécouverte de la Poétique d’Aristote favorise à partir de la seconde moitié du xvie siècle.4 La fabula est constituée de ce nexus, tout autant que des personnages inventés. Elle se com­ plique de plus en plus, simulant le hasard derrière lequel se cachent les motiva­ tions des héros et les causes externes. Elle enchaîne d’autant plus le lecteur à ces histoires qu’elles l’écartent des vraies préoccupations du chrétien. 2. Chevrolet (2007: 197). 3. Horace (1545: 18): «Les fictions pour plai­ sir emouvoir,/ De verité doivent couleur avoir». 4. Demonet (1998: 1-14). La censure de la fiction et ses fondements philosophiques 183 Reading and Censorship in Early Modern Europe Dans L’Idée de fable, Teresa Chevrolet a mis en évidence cette dimension logique de la Poétique lue par les hommes de la Renaissance, ce qui correspond à une nouvelle exigence rationnelle.5 L’attente du lecteur en matière d’agencement du récit est stimulée par des éléments de reconnaissance qui révèlent un ordre différé par le suspense.6 Cet intérêt s’explique aussi par la «technologisation» du texte, laquelle écarte désormais le lecteur des habitudes mentales liées à l’oral, agrégatives et peu soucieuses d’enchaîner les causes et les effets: cette évolu­ tion des processus mentaux est accélérée par l’avénement et la multiplication de l’imprimé, facteur d’ordre, de cohérence et d’uniformité.7 Cette rationalisation pouvait se mettre au service du vice aussi bien que de la vertu et demandait qu’on la contrôlât. Soupçons Deux formes particulières de censure apparaissent: l’une, assez connue, est la censure morale qui se développe et pèse de plus en plus lourd à l’âge classique, contre les romans; l’autre, moins évidente, tente de traquer à la racine et jusque dans le cerveau même la regrettable capacité de l’homme à inventer des êtres irréels évoluant dans des mondes eux aussi inventés. Il ne s’agit donc pas seule­ ment de mauvais livres qu’Amyot et beaucoup d’autres auteurs ou traducteurs tentent de sauver en les déclarant utiles,8 mais de «mauvaises pensées» ancrées dans la nature même des facultés de l’âme et d’autant plus difficiles à expurger. Cette censure «cognitive», comme on pourrait la nommer, a des fondements métaphysiques et logiques, et c’est précisément dans les textes relevant de ces deux domaines de la philosophie qu’ont été situées les causes du rejet de certains genres de fiction. Si la réflexion sur l’acceptabilité de la fiction date des xiiie-xive siècles, l’époque-charnière paraît être le tournant du xvie et du xviie siècle pour la fiction littéraire sujette à la censure: c’est le moment où se publient en France des fictions érotiques narratives modernes qui se distinguent de la poésie obscène et du courant médiéval gaulois, à l’exemple des contes libertins insérés dans le Moyen de Parvenir de Béroalde de Verville (1616), ou du rêve orgiaque enchâssé dans le Francion de Sorel (1625). Les récits érotiques ne sont pas seuls à défier les censeurs: le roman subit la réprobation dans son principe même de men­ songe, tout comme le théâtre, fondamentalement «hypocrite» disaient les pères de l’Eglise. Le succès de ces formes de fiction montre a contrario une libération de la fiction au moment où elle est la plus décriée, libération illustrée magistrale­ ment par le Quijote. Ce moment important est concomitant de la théorie la plus 5. Chevrolet (2007: 29-39). 6. Cave (1988: ch. 2). 7. Ong (1982); Goody (1979, 2007); Charti­ er (2005). 8. Amyot, préface au Daphnis et Chloé de Lon­ gus (1559). 184 Marie-Luce Demonet Reading and Censorship in Early Modern Europe élaborée de la fiction en philosophie, les Disputationes metaphysicae de Francisco Suárez, en particulier la dispute 54 sur les Entia rationis, les «étants de raison».9 Mythopathie Aristote lègue d’un côté une théorie cohérente des étants, dans la Métaphysique, et de l’autre une théorie non moins cohérente et durable, celle des signes, ver­ baux, non verbaux et propositionnels, dans l’Organon, mais aussi dans la Rhé­ torique et dans la Poétique. La composante aristotélicienne est fondamentale à cause de la théorie de la mimesis contenue dans la Poétique, mais aussi parce qu’elle est neutre et, pourrait-on dire, «scientifique». Contrairement aux juge­ ments contenus dans les dialogues platoniciens, il n’y pas chez Aristote de juge­ ments critiques sur les éléments qui composent les modes de la connaissance. Aucun mythe, comme celui de la caverne, aucune théorie du «simulacre» ne dévalorise d’emblée le rapport de l’homme au monde, et le constat de l’im­ perfection humaine encourage au contraire l’étude des sciences et des arts. Les signes ne sont ni bons ni mauvais, ni justes ni injustes, pas plus que les étants. Les catégories de la négation et de la privation, à partir desquelles les étants de fiction seront discutés, ne sont pas a priori «mauvaises». Le sophisme est une erreur, pas une faute. Que l’homme soit aussi un animal politique tenu d’effectuer des choix éthiques, et donc sujet à la censure du poli­ tique comme le développe l’Ethique à Nicomaque, est uploads/Litterature/cinema-censura-filosofia.pdf

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