Pierre Macherey (17/12/2003) LE STYLE COMME FORME DE LA PENSEE (à partir de Fic

Pierre Macherey (17/12/2003) LE STYLE COMME FORME DE LA PENSEE (à partir de Fichte et de Marx) La seconde moitié du XVIIIe siècle a vu se développer une réflexion originale sur la question du style. Ceci a coïncidé avec le moment où a commencé à être remis en question le primat de la rhétorique et de ses topoi conventionnels, inscrits dans le cadre de la théorie aristotélicienne des genres qui assigne à la distinction des genres haut, moyen et bas, dont chacun a son mode d’expression approprié, une valeur objective, indépendante de toute appréciation à caractère personnel ; lorsque ce schéma a cessé de s’imposer, ont été simultanément promues d’autres figures de l’expression caractérisées, au rebours de toute sanction par une convention extérieure, comme originales, parce que modelées sur des exigences intérieures à la pensée de l’individu : alors débute ce qu’on peut appeler le temps des génies, crédités d’un droit à la libre innovation qui autorise tous les excès, tous les écarts, et puise sa légitimité dans la fécondité d’une invention stylistique tendanciellement illimitée et incontrôlée, dont la littérature est devenue le terrain d’expérimentation privilégié. La manifestation la plus connue de cette nouvelle manière de voir est le discours de réception à l’Académie française de Buffon en 1753, où se trouve la fameuse formule, passée depuis à l’état de cliché rhétorique et vidée de ce fait d’une grande partie de sa signification : “Le style c’est l’homme même”. Cette formule est intéressante prise à la lettre : en assignant au style un fondement anthropologique, à l’exclusion de tout autre principe de légitimation, elle l’enracine dans un contexte particulier ou particularisé, voire même naturalisé; c’est la condition pour qu’il soit soustrait aux règles impersonnelles et abstraites d’un bon goût ou d’un bien dire en droit universels, qui ne sont pas l’homme même parce que celui-ci ne les tire pas de son propre fonds : placé sous l’autorité de telles règles, il n’a en effet qu’à s’aligner sur elles pour donner à sa pensée la forme convenable, forme qu’il n’a pas alors à élaborer de sa propre initiative, mais qui lui est purement et simplement imposée, et qu’il lui faut appliquer autant que possible à l’identique, sans rien lui ajouter ni lui retrancher. Ce tabou associé à la représentation de normes en droit universelles du bien dire une fois levé, a été par là même ouvert un espace de liberté, à l’intérieur duquel il revient à l’homme, entendons à l’individu, de choisir son style, celui qu’il juge le mieux adapté à ses aspirations personnelles d’individu, en engageant dans ce choix sa pleine et entière responsabilité. La formule de Buffon est donc bien l’indice d’une révolution de pensée en train de s’accomplir, révolution dont les incidences pratiques sont considérables, ce qui est la raison pour laquelle cette formule a été aussitôt remarquée et exploitée, une fois élevée au rang d'emblème. Ceci dit, la dimension provocatrice dont elle était porteuse à l’origine s’étant beaucoup affaiblie par la suite, elle ne satisfait pas, même ramenée à sa portée première, en raison de l’indécision de son énoncé, propre au contexte académique dans lequel elle a été prononcée. Elle laisse en effet ouverte la question de savoir, étant admis que le style est quelque chose qui vient de l’homme et des profondeurs intimes de son organisation, ce qui dans l’homme ou de l’homme est constitutif du style comme forme d’expression originale non soumise à des normes indépendantes de sa volonté ou de son instinct. Qu’est-ce qui de l’homme passe dans son style, son tout ou seulement l’une de ses parties, son être général d’homme ou son tempérament personnel? Et sous quelles conditions s’effectue ce transfert? Celui-ci se produit-il de manière intégrale, sans perte et sans résidu, ou bien suppose-t-il, en l’homme même, un partage entre ce qui, de lui, devient style, et ce qui ne se prête pas à une telle transformation? Ces interrogations, la formule “le style c’est l’homme même” permet sans doute de les soulever en leur donnant un champ d’intelligibilité; mais, en raison du caractère péremptoire de son énonciation, elle en referme artificiellement la portée en leur apportant l’apparence d’une solution, qui est en fait l’indication d’un problème en attente, non seulement de sa solution, mais des conditions de sa juste position. Il se pourrait que ces conditions soient explicitées, ou du moins aient commencé à l’être, dans le cadre de la réflexion que Fichte a consacrée à la question du livre, dans un article de 1791, qui a été récemment repris et commenté, associé à l’article que Kant avait écrit sur la même question en 1785, dans le volume édité par Jocelyn Benoist sous l’intitulé Kant, Qu’est-ce qu’un livre? (éd. PUF/Quadrige, 1995). Dans l’introduction très stimulante de cet ouvrage, J. Benoist reconstitue le contexte dans lequel s’inscrivent les démarches conjointes de Kant et de Fichte, à une époque où, la pratique du privilège ayant été définitivement abolie, l’écrivain devenu auteur de livres acquiert une autonomie qui est à la recherche de ses garanties juridiques ; de celles-ci il attend en particulier qu’elles le protègent contre les risques, considérables à l’époque, liés à la pratique de la contre-façon, qui, en diffusant son oeuvre, c’est-à- dire le résultat de son travail d’écrivain, d’une façon qu’il ne peut contrôler, le spolie de ses droits sur ce qu’il considère légitimement comme étant son bien propre. Ceci est à l’origine de ce que nous appelons aujourd’hui le droit d’auteur, en rapport avec le type de propriété très particulier dont sont censés relever des biens dits spirituels, c’est-à-dire intellectuels, littéraires ou artistiques, dont le livre, tel qu’il est sorti des mains de son auteur, est le représentant exemplaire. Cette question très intéressante et très délicate du droit d’auteur a par ailleurs été étudiée dans la période récente par Bernard Edelman, en particulier dans son ouvrage sur La propriété littéraire et artistique (éd. PUF/ Que sais-je?, 1989-1999), en relation avec des cas concrets de litiges liés à la revendication de ce type singulier de droit de propriété, qui, dans le cadre du droit français et de ses jurisprudences, a donné occasion à une réflexion de portée générale dont certains aspects recoupent les spéculations que Kant et Fichte avaient antérieurement développées dans une perspective philosophique a priori : Bernard Edelman et Jocelyn Benoist s’accordent pour attribuer à Kant et à Fichte la paternité du système conceptuel mis en oeuvre dans la législation actuelle du droit d’auteur, telle qu’elle existe en particulier en France. Ce système, explique Edelman, se distingue sur le fond de celui du copyright en vigueur dans le droit anglo-saxon. Résumons à gros traits cette différence : dans le système du copyright , le livre ou plus généralement l’oeuvre, telle qu’elle a été réalisée à l’origine par son auteur, peut être aliénée à la manière de n’importe quel bien matériel, dont la propriété est transférée intégralement du vendeur à l’acheteur, qui se subroge à lui dans l’exercice du droit d’utilisation et d’exploitation, et éventuellement de transformation de ce bien dont il a acquis la propriété pleine et entière, comme cela peut être le cas de n’importe quel bien d’usage ou produit de consommation (un vêtement, une voiture, une maison, pour autant que ceux-ci ne bénéficient d’aucune protection particulière); alors que dans le système du droit d’auteur, tel qu’il fonctionne aujourd’hui encore, grosso modo , en France, même si le développement des droits parallèles liés à l’audio-visuel tend peu à peu à en écorner la logique propre, il y a dans la nature même du bien spirituel un lien qui l’attache spécialement à son auteur, lien impossible à défaire, qui subsiste intégralement lorsque l’auteur passe un contrat avec un tiers auquel il concède, d’une manière qui ne peut être que partielle et conditionnelle, le droit d’exploiter son oeuvre, par exemple, dans le cas d’un livre, de le publier et de le diffuser à un certains nombre d’exemplaires, ce qui ne saurait en rien altérer le droit originel et inaliénable de l’auteur sur son oeuvre; c’est ce qui justifie que, selon la logique propre à ce système, le droit d’auteur relève du droit personnel, qui régit les rapports entre les personnes, et non du droit réel, qui est un pur droit de choses ou sur les choses. Ces caractéristiques, qu’on résume sommairement, sont à mettre en relation avec les considérations développées par Foucault en 1969 dans sa fameuse conférence sur “Qu’est-ce qu’un auteur?”, autour de la notion de fonction-auteur, telle que celle-ci a commencé à se former précisément à l’époque où les textes de Kant et de Fichte précités ont été composés : l’existence de cette fonction-auteur, bien qu’elle se réclame depuis deux siècles d’une évidence qui la projette dans l’ordre des choses intemporelles, n’est en rien une donnée immémoriale de la nature, mais elle est le produit d’une certaine histoire, qui l’a fait apparaître et qui, à un autre moment, pourra apporter les conditions de sa disparition en effectuant ce que Barthes, dans un texte daté de 1968, a appelé la “mort de l’auteur”. Si l’auteur est amené un uploads/Litterature/macherey-p-le-style-comme-forme-de-la-pensee-2003.pdf

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