ANALYSE DES PRATIQUES ENSEIGNANTES ET DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES : L’APPROCHE

ANALYSE DES PRATIQUES ENSEIGNANTES ET DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES : L’APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE par Yves Chevallard IUFM d’Aix-Marseille Leçon 1. – La notion d’organisation praxéologique 1. Pourquoi anthropologique ? L’étiquette d’approche – ou de théorie – anthropologique semble proclamer une exclusivité (les autres approches, existantes ou possibles, ne mériteraient pas ce qualificatif...) dont il faut dire tout de suite qu’elle n’est qu’un effet de langage. Il n’y a aucune raison pour que l’organisation de savoir qui sera présentée dans les développements qui suivent se voit accorder le monopole de la référence légitime au champ de l’anthropologie, même si elle semble bien être, aujourd’hui, la seule à s’autodésigner ainsi. Pour l’essentiel, je parlerai donc de la théorie anthropologique du didactique – la TAD – comme, en tel village, on vous présentera le Louis, le Charles, le François, etc. L’exclusivité n’est évidemment pas garantie ! Le fait de s’appeler Louis, Charles ou François ne dit pas grand chose de la personne qui le porte. C’est là peut-être que s’arrête la comparaison précédente. Car, bien sûr, ce n’est pas sans raison que l’on dit anthropologique la théorisation dont certains éléments seront explicités dans ci-après. De fait, l’emploi de cet adjectif veut dire quelque chose, et quelque chose dont il vaut mieux être prévenu pour éviter d’aller d’incompréhensions en malentendus. Le point crucial à cet égard, dont nous découvrirons peu à peu toutes les implications, est que la TAD situe l’activité mathématique, et donc l’activité d’étude en mathématiques, dans l’ensemble des activités humaines et des institutions sociales. Or ce parti pris épistémologique conduit qui s’y assujettit à traverser en tous sens – ou même à ignorer – nombre de frontières institutionnelles à l’intérieur desquelles il est pourtant d’usage de se tenir, parce que, ordinairement, on respecte le découpage du monde social que les institutions établies, et la culture courante qui en diffuse les messages à satiété, nous présentent comme allant de soi, quasi naturel, et en fin de compte obligé. Selon cette vulgate du « culturellement correct », parler valablement de didactique des mathématiques, par exemple, suppose que l’on parle de certains objets distinctifs – les mathématiques, d’abord, et ensuite, solidairement, les élèves, les professeurs, les manuels, etc. –, à l’exclusion d’à peu près tout autre type d’objets, et en particulier de tous ceux que l’on croit trop vite scientifiquement non pertinents pour cette raison qu’ils apparaissent culturellement étrangers aux objets tenus pour emblématiques des questions de didactique des mathématiques. Le postulat de base de la TAD fait violence à cette vision particulariste du monde social : on y admet en effet que toute activité humaine régulièrement accomplie peut être subsumée sous un modèle unique, que résume ici le mot de praxéologie. Avant même d’examiner ce qu’est une praxéologie, on doit donc noter que l’on part ainsi d’une hypothèse qui ne spécifie nullement l’activité mathématique parmi les activités humaines : c’est autrement que les mathématiques devront se voir reconnues leur spécificité. 2 2. La notion de praxéologie 2.1. Types de tâches. – À la racine de la notion de praxéologie se trouve les notions solidaires de tâche, t, et de type de tâches, T. Quand une tâche t relève d’un type de tâches T, on écrira parfois : t ∈ T. Dans la plupart des cas, une tâche (et le type de tâches parent) s’exprime par un verbe : balayer la pièce, développer l’expression littérale donnée, diviser un entier par un autre, saluer un voisin, lire un mode d’emploi, monter l’escalier, intégrer la fonction x  xlnx entre x = 1 et x = 2, etc. Trois points doivent être soulignés immédiatement. Tout d’abord, la notion de tâche employée ici est à l’évidence plus large que celle du français courant : se gratter la joue, marcher du divan jusqu’au buffet, et même sourire à quelqu’un, sont ainsi des tâches. Il s’agit là d’une mise en pratique particulièrement simple du « principe anthropologique » évoqué plus haut. Ensuite, la notion de tâche, ou plutôt de type de tâches, suppose un objet relativement précis. Monter un escalier est un type de tâches, mais monter, tout court, n’en est pas un. De même, calculer la valeur d’une fonction en un point est un type de tâches ; mais calculer, tout court, est ce qu’on appellera un genre de tâches, qui appelle un déterminatif. Concrètement, un genre de tâches n’existe que sous la forme de différents types de tâches, dont le contenu est étroitement spécifié. Calculer... est un genre de tâches ; calculer la valeur (exacte) d’une expression numérique contenant un radical est un type de tâches, de même que calculer la valeur d’une expression contenant la lettre x quand on donne à x une valeur déterminée. Tout au long des années de collège, le genre Calculer... s’enrichit de nouveaux types de tâches ; il en sera de même au lycée, où l’élève va d’abord apprendre à calculer avec des vecteurs, puis, plus tard, à calculer une intégrale ou une primitive, etc. Il en va de même, bien sûr, des genres Démontrer..., Construire..., ou encore Exprimer... en fonction de... Enfin, tâches, types de tâches, genres de tâches ne sont pas des donnés de la nature : ce sont des « artefacts », des « œuvres », des construits institutionnels, dont la reconstruction en telle institution, par exemple en telle classe, est un problème à part entière, qui est l’objet même de la didactique. 2.2. Techniques. – En dépit de la remarque précédente, on ne considérera d’abord, dans cette leçon, que la statique des praxéologies, en ignorant donc provisoirement la question de leur dynamique, et en particulier de leur genèse. Soit donc T un type de tâches donné. Une praxéologie relative à T précise (en principe) une manière d’accomplir, de réaliser les tâches t ∈ T : à une telle manière de faire, τ, on donne ici le nom de technique (du grec tekhnê, savoir-faire). Une praxéologie relative au type de tâches T contient donc, en principe, une technique τ relative à T. Elle contient ainsi un « bloc » [T/τ], qu’on appelle bloc pratico- technique, et qu’on identifiera génériquement à ce qu’on nomme couramment un savoir- faire : un certain type de tâches, T, et une certaine manière, τ, d’accomplir les tâches de ce type. Là encore, trois remarques doivent être faites d’emblée. Tout d’abord, une technique τ – une « manière de faire » – ne réussit que sur une partie P(τ) des tâches du type T auquel elle est relative, partie qu’on nomme la portée de la technique : elle tend à échouer sur T\P(τ), de sorte qu’on peut dire que « l’on ne sait pas, en général, accomplir les tâches du type T ». La chose est évidente, mais très souvent oubliée, en mathématiques. Ainsi toute technique de calcul sur N échoue-t-elle à partir d’une certaine taille de nombres. Le fait qu’on ne sache pas en général factoriser un entier donné est notamment à la base de certaines techniques de cryptographie. 3 À cet égard, une technique peut être supérieure à une autre, sinon sur T tout entier, du moins sur une certaine partie de T : sujet sur lequel on reviendra à propos de l’évaluation des praxéologies. Ensuite, une technique τ n’est pas nécessairement de nature algorithmique ou quasi algorithmique : il n’en est ainsi que dans de trop rares cas. Axiomatiser tel domaine des mathématiques, peindre un paysage, fonder une famille sont ainsi des types de tâches pour lesquelles il n’existe guère de technique algorithmique… Mais il est vrai qu’il semble exister une tendance assez générale à l’algorithmisation – encore que ce processus de progrès technique paraisse parfois durablement arrêté, en telle institution, à propos de tel type de tâches ou de tel complexe de types de tâches. Enfin, en une institution I donnée, à propos d’un type de tâches T donné, il existe en général une seule technique, ou du moins un petit nombre de techniques institutionnellement reconnues, à l’exclusion des techniques alternatives possibles – qui peuvent exister effectivement, mais alors en d’autres institutions. Une telle exclusion est corrélative, chez les acteurs de I, d’une illusion de « naturalité » des techniques institutionnelles dans I – faire ainsi, c’est naturel... –, par contraste avec l’ensemble des techniques alternatives possibles, que les sujets de I ignoreront, ou, s’ils y sont confrontés, qu’ils regarderont spontanément comme artificielles, et (donc) « contestables », « inacceptables », etc. À cet égard, on observe assez fréquemment, chez les sujets de I, de véritables passions institutionnelles pour les techniques naturalisées dans l’institution. Ainsi on peut déterminer le signe d’un binôme ax+b en récrivant cette expression sous la forme a[x–(– b a)], ce qui permet de conclure moyennant un petit raisonnement : 2–3x = –3(x – 2 3) est négatif si x > 2 3, positif pour x < 2 3 ; 5x+3 = 5[x–(–0,6)] est positif pour x > –0,6, négatif pour x < –0,6 ; etc. Mais cette manière de faire, à peu près inconnue dans l’enseignement secondaire français d’aujourd’hui, y recevrait sans doute un flot de critiques. 2.3. uploads/Management/ analyse-des-pratiques-enseignantes-chevallard1999.pdf

  • 44
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 08, 2022
  • Catégorie Management
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.2903MB