PRINCIPES SOCIOLOGIQUES D'ANALYSE DE L'IMAGE TÉLÉVISUELLE LE CAS DU JOURNAL TÉL

PRINCIPES SOCIOLOGIQUES D'ANALYSE DE L'IMAGE TÉLÉVISUELLE LE CAS DU JOURNAL TÉLÉVISÉ PAR Arnaud MERCIER Maître de conférences en science politique Université de Nice Avant de se lancer dans une analyse de contenu de la production télévi- suelle, il faut d'abord affronter la délicate question du sens de l'image. Jusqu'à quel point l'image a-t-elle un sens intrinsèque, et donc un pouvoir en elle-même? On verra que la solution de ce dilemme, pour ne pas tomber dans un total subjectivisme, passe par la recherche des intentions qui ont été celles de l'auteur. Nous exposerons donc ensuite, ce que l'on peut savoir des inten- tions iconographiques et informatives des journalistes de télévision, de façon à préparer le travail de mise à distance critique de l'iconographie télévisuelle. Mettre à distance l'image télévisuelle implique notamment de repérer les méta-discours* qui la constituent, qui en orientent l'interprétation auprès du téléspectateur. Il convient en effet de se défaire de l'emprise spécifique de cette image défilante et captatrice d'attention afin d'en faire un corpus exploitable. Car, comme l'écrit Laurent Gervereau : "La différence entre l'arrêt et le mouvement reste qu'une image arrêtée provoque la scrutation active du regard du spectateur, et qu'une image mobile inscrit le spectateur dans son espace-temps."1 * Tout mot suivi d'un astérisque renvoie à une définition qui se trouve dans le breflexique en fin d'article. 1. Gervereau (L.), Voir, comprendre, analyser les images, Paris, La découverte, 1997, p. 128. Cet ouvrage est une très bonne entrée en matière pour qui cherche des conseils méthodo- logiques de base afin de mener une étude sur tout type de support iconographique : affiches, publicité, tableau, photos, etc. CURAPP, Les méthodes au concret, PUF, 2000. 166 LES MÉTHODES AU CONCRET 1 - LE SENS DE L'IMAGE Il n'existe pas de sens intrinsèque à l'image. L'image n'est pas porteuse d'un sens univoque, que la "bonne lecture" pourrait élucider, et qui ferait du sémiologue le seul détenteur de l'interprétation légitime. C'est dans le regard de chacun, dans la confrontation avec autrui, que l'image prend sens. L'image télévisée est de part en part un "legendum". Si elle fournit bien une amorce de sens, elle ne peut être considérée comme un univers clos, exempt de toute interprétation. Ceci se vérifie chaque jour dans les multiples débats sur les interprétations iconographiques, opposant des individus pourtant confrontés à la même image. Cette irréductibilité des points de vue tient au fait que l'image est par essence polysémique, et qu'elle n'acquiert son sens que dans l'interprétation, chacun important sa personne, son histoire, ses affects dans la lecture qu'il propose. Ce sont ces obstacles à l'analyse de l'image que je vais étudier d'abord. A) Les difficultés de l'analyse des images Le journaliste Pierre Viansson-Ponté disait de l'image qu'elle était une "effraction morale", tant il est vrai qu'elle n'a besoin "ni de démonstration ni de preuves"2. En effet, l'image s'impose par sa seule présence, elle offre, au moins à un premier niveau de lecture, un déjà-là qui n'est pas à penser ou à construire. Le texte nécessite un effort de lecture, de décodage de ce qui est dit, en appelant par essence à la vigilance sur tous les sens qu'il contient, alors que l'image s'appuie sur l'idéal réaliste qui nous porte à croire immédiatement donnée la représentation qui nous est offerte. L'image procure l'illusion de la compréhension immédiate, puisque la prise de conscience d'un message visuel est quasi instantanée. Face à l'image, chacun a donc la certitude d'avoir vu ce qu'il fallait y voir. Le travail de décodage de l'image renvoie ainsi à la notion de sens commun au sens où l'entend Clifford Geertz. Il ne s'agit pas d'utiliser ce terme au sens négatif de prénotion, ou d'évidence illusoire, mais au sens de véritable savoir social, de système organisé d'appréhension du monde, com- portant des catégories de jugement, ce que Schutz appelle des "constructions "3 • Clifford Geertz parle alors de "système culturel"4, et il déli- mite quatre qualités du sens commun : - le "naturel" : l'explication insiste sur l'air d'évidence et rejette la posture critique systématique; - "l'esprit pra- tique" : l'efficacité immédiate d'une idée est un bon critère de vérification de sa pertinence; - la "simplicité" : description et explication des faits répondent à une économie du réalisme et de la sobriété; - "l'accessibilité" : tout un cha- cun peut comprendre le monde, un premier niveau de compréhension est la plupart du temps largement suffisant. L'appréhension du monde par l'image 2. Viansson-Ponté (P.), Le Monde, 25/26 juin 1972. 3. Schutz (A.), Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales. 4. Geertz (C.), "Le sens commun en tant que système culturel" in Savoir local, savoir glo- bal, Paris, PUF, Les lieux du savoir, 1986. ANALYSE DE L'IMAGE TÉLÉVISUELLE: LE JOURNAL TÉLÉVISÉ 167 flatte incontestablement cette façon de percevoir la réalité qu'est le sens com- mun. Nous avons d'ailleurs montré que le travail des journalistes de télévision s'apparente en bonne part - puisqu'ils anticipent le goût du large public - à un exercice de mise en forme technologique et visuelle des raisonnements et des explications du sens commun. De plus, alors que le texte comme le son sollicitent notre imaginaire pour mettre en images le récit proposé, pour créer les représentations qu'ils éveillent en nous ; l'image nous donne la possibilité de subir beaucoup plus passivement, de participer moins activement à la réception. Le psychanalyste Serge Tisseron résume de façon abrupte les choses: "le langage fonde l'absen- ce irrémédiable de la chose à travers sa présence fictive. Au contraire, l'image fonde la présence fictive de la chose reconnue dans son absence essentielle"5. Le philosophe Louis Marin décrivait cette force du visuel dans une analyse de la peinture, mais qui est transposable à l'image télévisuelle. "L'image opère la substitution à la manifestation extérieure - où une force n'apparaît que pour annihiler une autre force dans une lutte à mort -, des signes de la force [ ...] qui n'ont besoin que d'être vus, constatés, montrés, puis racontés et réci- tés pour que la force dont ils sont les effets soit crue"6. L'image audiovisuelle ou photographique dispose en plus de l'a priori technique qui nous la fait considérer comme forcément en lien avec le réel. Dans ce cas, l'image est nécessairement liée à son référent. Il persiste toujours "un sentiment de réalité incontournable dont on n'arrive pas à se débarrasser malgré la conscience de tous les codes qui y sont en jeu et qui ont procédé à son élaboration"7. Il est par conséquent impératif de mettre à plat le message visuel, de ne pas se lais- ser entraîner dans la vision première et instinctive. Car à travers cette premiè- re vision nous pensons identifier les motifs en nous fondant purement et simplement sur notre expérience pratique. Or, en réalité, notre déchiffrage dépend de nos codes historiques et culturels, du sentiment de familiarité que ces images nous procurent, et des codes implicites ou explicites de lecture que les auteurs des images livrent avec l'image. Les obstacles à l'analyse de l'image sont donc nombreux. 1) L'image est polysémique parce qu'elle contient la plupart du temps plu- sieurs sèmes* que l'on ne retient pas tous avec la même intensité. La charge affective que comporte, pour chacun, telle ou telle image en rend une plus visible que l'autre, par exemple. Le détail que l'on ne perçoit pas, devient significatif pour autrui. Le spectre de l'image est large, il s'étend "des sensa- tions visuelles élémentaires aux significations intellectuelles et parcourt simul- tanément le registre fantasmatique."8 Et il est certain que dans la réception 5. Tisseron (S.), Le bonheur dans l'image, Paris, Synthélabo (Coll. Les empêcheurs de penser en rond), 1996, p. 98. 6. Marin (L.), Des pouvoirs de l'image, Paris, Seuil, 1993, p. 14. 7. Dubois (P.), L'acte photographique, Paris/ Bruxelles, Nathan / Labor, 1983, p. 20. 8. Denis (P.), "Séduction de l'image, image de la séduction", Topique, nO 53, avril 1994, p. 55. 168 LES MÉTHODES AU CONCRET des images se joue une dimension affective très forte. La perception d'une image est aussi souvent une résonance, la sensation consciente ou pas, de retrouver ou de croiser des représentations intérieures. L'émotion suscitée ou non par une image viendra de la rencontre entre sa charge affective propre et les affects associés à nos propres représentations. Cette puissance émotive des images se traduit de multiples manières: par "une puissance d'évocation motrice (une image mobilise en nous des ébauches de conduite motrice) ; [par] une puissance somatocénesthésique (les images peuvent déclencher des réac- tions végétatives ou viscéro-motrices, comme une accélération ou un ralentis- sement des sécrétions intestinales, une élévation ou une baisse de la tension artérielle, des nausées) [par] une puissance d'évocation verbale (nous avons envie de parler des images que nous voyons ou que nous imaginons)"9. 2) L'image n'obéit pas aux mêmes exigences logiques que la pensée verbali- sée. "Les enchaînements discursifs impliquent, par principe, une successivité orientée, alors que l'image opère avec des continuités et des simultanéités, qui ne sont d'ailleurs pas forcément unifiables entre elles ni hiérarchisables et qui peuvent rendre logiquement équivoques uploads/Management/ arnaud-mercier.pdf

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  • Publié le Mar 08, 2021
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