Bulletin de l'Association Guillaume Budé Présentation de l'analyse textuelle Pa

Bulletin de l'Association Guillaume Budé Présentation de l'analyse textuelle Paul Delbouille Citer ce document / Cite this document : Delbouille Paul. Présentation de l'analyse textuelle. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1967. pp. 135-141; doi : https://doi.org/10.3406/bude.1967.2965 https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1967_num_1_1_2965 Fichier pdf généré le 11/01/2019 Art Présentation de l'analyse textuelle II y a maintenant huit ans que paraissent les Cahiers d'analyse textuelle. On ne peut donc plus parler d'eux comme d'une publication nouvelle, riche de simples promesses. Par contre, le moment est peut-être venu de faire le premier bilan et d'éclairer un peu les tenants et les aboutissants d'une entreprise dont le succès est enviable. Le titre de la publication a été inspiré par le nom que Servais Etienne, qui enseigna la littérature française à l'Université de Liège (1923-1952), avait donné au type d'exercice qu'il proposait à ses étudiants. L'analyse textuelle proprement dite n'est donc rien d'autre, au départ, qu'un travail scolaire. Pourtant, les règles strictes sur lesquelles elle repose ont été inspirées par une réflexion profonde sur la nature et l'existence du fait littéraire. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler comment Servais Etienne en est venu, après avoir consacré de longues années de sa vie à des travaux d'érudition dans le domaine de l'histoire littéraire \ à s'interroger sur l'intérêt véritable de telles recherches. Qu'il me suffise de résumer le thème essentiel qu'il développa dans l'ouvrage qui devait naître de ces réflexions : la Défense de la philologie 2. Pour Etienne, la part prise par l'histoire dans l'étude des lettres est non seulement démesurée, mais encore mal justifiée en principe. Réagissant notamment contre un certain lansonisme, qui conduisait à l'envahissement du domaine littéraire par les recherches biographiques, il proclame les droits à l'existence pour une étude du fait littéraire dans sa spécificité. A ses yeux, l'érudition est une chose, la lecture, c'est-à-dire l'usage normal de l'œuvre, celui pour lequel elle a été écrite, en est une autre, et qui demande à être cultivée. La réaction d'Etienne, à l'époque où elle se situe, n'est sans doute pas un fait isolé. En France, un Péguy, un Proust, un Valéry s'étaient insurgés et s'insurgeaient encore contre une 1. Il est l'auteur d'un ouvrage important, qui fait encore autorité de nos jours, sur Le genre romanesque en France depuis l'apparition de La nouvelle Héloïes jusqu'aux approches de la Révolution (Bruxelles, Lamertin, 1 922) et d'une étude minutieuse sur Les sources de Bug-Jargal, avec en appendice quelques sources de Han d'Islande (Bruxelles, Académie de Langue et de Littérature Françaises, 1923). 2.( Publié d'abord dans la Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège (fasc. LIV, Paris, Droz, 1933), l'ouvrage a connu deux rééditions : l'une en 1947 (Bruxelles, édit. Lumière) et l'autre en 1965 (Bruxelles, Renaissance du Livre). I36 PRÉSENTATION DE L' ANALYSE TEXTUELLE attitude d'esprit qui leur paraissait mettre à mal l'essentiel du fait littéraire en faisant la part trop belle à l'anecdote et aux curiosités malsaines. La guerre contre les héritiers aveugles et excessifs de Lanson, si elle n'avait pas encore éclaté au sein de l'Université française, se trouvait allumée déjà par quelques francs-tireurs de talent. A l'étranger même, des poussées parallèles s'exerçaient contre les excès de l'érudition : la Russie avait vécu l'aventure, trop tôt arrêtée et trop brutalement, du Formalisme, tandis qu'aux États-Unis prenait corps et se développait le mouvement du New Criticism. Ainsi pourrait-on replacer les événements liégeois dans le cadre plus large d'un mouvement européen et mondial. Il serait malaisé, toutefois, de nier l'originalité profonde de la pensée d'Etienne, d'une pensée qui était née et s'était épanouie beaucoup plus à partir d'une réflexion faite sur une expérience personnelle que sous l'influence de courants qui à l'époque n'entretenaient d'ailleurs pas de contacts entre eux. Sans doute Etienne avait-il lu et apprécié les écrits de ses contemporains français, mais il avait eu, surtout, le courage de s'interroger sur les devoirs de la charge qu'il assumait en enseignant la littérature aux futurs maîtres de l'enseignement secondaire. C'est dans un affrontement quotidien avec les nécessités d'un métier dont il se faisait, sans nulle prétention pourtant, la plus haute et la plus noble idée, qu'Etienne a défini les principes de ce que ses élèves ont appelé sa « méthode ». Puisque l'essentiel est d'abord de lire, et que lire c'est être attentif et sensible au texte, à tout ce qui est dans le texte et £ cela seulement, il s'agissait, pour Etienne, de mettre au point une méthode d'analyse qui visât à rendre compte de cette lecture par l'étude des moyens dont use le texte et des effets auxquels ces moyens correspondent. C'est ainsi que naquit l'analyse textuelle, discipline faite de rigueur et d'humilité devant la réussite artistique, et tout entière fondée sur une juste sensibilité contrôlée par le plus vigilant des esprits critiques. Afin d'entraîner ses élèves à cette méthode, Etienne leur offrit quelques modèles dans un volume intitulé Expériences d'analyse textuelle en vue de l'explication littéraire \ où se trouvent réunis une série de travaux d'étudiants introduits et commentés par le professeur. Comment définir mieux l'analyse textuelle qu'en reprenant les termes par lesquels Etienne lui-même la présentait en tête de son recueil ? Les conseils que les jeunes gens sont invités à suivre se résument en quelques propositions : 1. Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liege, fate. LXX, Paris, Dror, 1935. PRÉSENTATION DE L'ANALYSE TEXTUELLE 137 II faut lire attentivement, en songeant toujours que l'écrivain ne met à notre disposition que des mots ; en songeant toujours que l'écrivain sait ce qu'il fait, même quand la chance l'a aidé dans ses trouvailles ; il ne s'agit pas d'expliquer l'idée de l'écrivain : c'est lui qui est là pour cela ; si l'on n'est pas décidé à sympathiser avec lui aussi longtemps qu'il est possible, inutile d'essayer ; il faut se laisser aller naïvement à la suite des mots ; c'est difficile et indispensable ; mais le but n'est pas de noter la réaction du lecteur ; encore moins d'oublier cette réaction, sans laquelle le fait littéraire n'existe pas ; le but est de rendre compte des moyens du texte. Faut-il commenter ces quelques phrases ? Je voudrais simplement attirer l'attention sur ce qui fait à mes yeux la véritable originalité de l'analyse textuelle. On notera d'abord le souci qu'elle manifeste de purifier le commentaire de tout ce qui n'est pas donné par le texte. C'est assurément par là qu'elle se distingue le plus nettement de la méthode traditionnelle pratiquée en France depuis plus d'un demi-siècle : cette méthode fait, en effet, volontiers flèche de tout bois, n'hésitant pas à demander à des éléments extérieurs, biographiques notamment, un supplément d'information sur ce que l'écrivain a bien voulu livrer à notre attention. Dans le même ordre d'idées, il faut remarquer le peu de cas que l'analyse textuelle fait de l'intention de l'écrivain : ce qui importe pour elle, c'est ce qui est dit, effectivement, non ce qui a peut-être voulu être dit. Ce sur quoi elle porte son attention, exclusivement, ce sont les mots, les phrases qui sont là, sur la page, et que chacun peut lire. Mais si elle s'interdit des distractions qu'elle considère comme coupables, c'est qu'elle veut, précisément, que cette attention soit particulièrement soutenue. Et ici la méthode peut se défendre contre l'imputation d'ignorantisme que lui vaut quelquefois, lorsqu'il est mal compris, son refus de l'érudition. Deux petits exemples, qui ne sont d'ailleurs pas neufs, éclaireront bien, je crois la position de l'analyse textuelle en face de l'histoire d'une part, de la philologie d'autre part. Ils concernent tous les deux la fameuse Ballade des dames du temps jadis de François Villon. Le premier porte sur l'identité de cette Archi- piada de la première strophe que les érudits ont dévoilée, si je puis ainsi m'exprimer, pour nous montrer qu'elle n'était autre qu'Alcibiade en personne. Opération contre laquelle Etienne s'insurge parce qu'ainsi, dit-il, sous prétexte d'érudition, on abîme le poème : M. Ernest Langlois a établi, dit-on, « que l'Archipiada de Villon n'était autre qu'Alcibiade ». Pas du tout : l'Archipiada de Villon est une femme ; c'est l'Alcibiade de M. Langlois qui est un homme. 138 PRÉSENTATION DE L'ANALYSE TEXTUELLE De toute évidence, ici, Villon n'avait aucune connaissance du personnage historique dont il emploie le nom.... 1 L'autre exemple concerne le refrain de la ballade. Il porte sur le sens qu'il faut attribuer au mot antan dans le vers célèbre : Mais où sont les neiges d'antan ? Leo Spitzer, emporté par un antihistoricisme qui devenait de la sorte excessif, a soutenu quelque part 2 qu'il faut prendre le mot dans son sens moderne : « les neiges de jadis ». On n'a pas grand mal, me paraît-il, à lui répondre qu'on ne fait que respecter la philologie quand on restitue au mot le sens qu'il avait pour Villon (« l'an dernier ») et que la beauté du texte et son retentissement ont tout à gagner à cette opération, la plus légitime qui soit 3. Ainsi, l'analyse textuelle repousse uploads/Management/ alz-tx-bude-0004-5527-1967-num-1-1-2965.pdf

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  • Publié le Mai 10, 2021
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