Publications de l'École française de Rome La stratégie symbolique de la parenté
Publications de l'École française de Rome La stratégie symbolique de la parenté sous la République et l'Empire romains Monique Dondin-Payre Résumé Rouage essentiel de la société romaine, la parenté faisait l'objet de manœuvres stratégiques, concrètes mais aussi symboliques. Ainsi, elle était exprimée par l'image (effigies monétaires), éventuellement combinée avec les mots (pompa funebris : présentation des images légendées par les tituli, déclamation de la laudano), par l'énumération de noms de parents, dont les éléments sont combinés et la sélection opérée de sorte à mettre en évidence ou à occulter des liens ou des valeurs choisis. La parenté peut être dite et/ou mimée par des exempla, parfois vécus (la série des suicides chez les Decii Mures ou les Porcii Catones, Claudia insons). Enfin, pratique connue depuis la République, les « généalogies fictives » révèlent de façon indiscutable que l'absence de vérité n'affaiblit pas ces démarches. Moins évidente que les mariages, adoptions, héritages, la stratégie symbolique est aussi plus souple, et plus ouverte sur la société dont elle exige la coopération pour être efficace. Citer ce document / Cite this document : Dondin-Payre Monique. La stratégie symbolique de la parenté sous la République et l'Empire romains. In: Parenté et stratégies familiales dans l'Antiquité romaine. Actes de la table ronde des 2-4 octobre 1986 (Paris, Maison des sciences de l'homme) Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 53-76. (Publications de l'École française de Rome, 129) http://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1990_act_129_1_3779 Document généré le 16/10/2015 MONIQUE DONDIN-PAYRE LA STRATEGIE SYMBOLIQUE DE LA PARENTE SOUS LA RÉPUBLIQUE ET L'EMPIRE ROMAINS Rouage essentiel de la société romaine, la parenté est un objet de préoccupation constant : elle se crée, par le mariage ou les adoptions, elle s'exploite, dans des combinaisons politiques, financières ou juridiques, elle se brise, dans les luttes pour le pouvoir. Mais, parallèlement à cette stratégie concrète de mise en place et d'utilisation de la parenté, a toujours existé une stratégie symbolique, qui se nourrit de la première et l'alimente. Très connue par certaines de ses manifestations (généalogies fictives, exempla), mais souvent méprisée au nom de la vérité, cette symbolique revêt des aspects divers, selon qu'on se propose de dire, de vivre ou de fabriquer une parenté. I - DIRE SA PARENTE Choisir de dire sa parenté ouvre le champ de possibilités le plus vaste, parce qu'on peut dire par différents moyens, par la parole ou par l'image, parce qu'on dit en exprimant, mais aussi en taisant des informations, pourtant sans conteste connues du public (en supprimant un ou plusieurs maillons de sa généalogie, par exemple), parce que, enfin, on peut adopter un mode d'expression allant du plus simple (l'explicitation claire) au plus complexe (par exemple, une combinaison onomastique, prénom + nom, qui renvoie à une parenté non énoncée). A - Dire par l'image : les monnaies Née de la nécessité du contrôle de la qualité de la frappe, la signature des monétaires évolua de la simple mention de l'identité d'un res- 54 MONIQUE DONDIN-PAYRE ponsable jusqu'à se transformer en un moyen de propagande, très souvent, mais non exclusivement, parentale1. La stratégie parentale n'innove pas dans le domaine numismatique; elle n'use pas de modes d'expression spécifiques, mais se sert des moyens déjà existants dont elle présente plusieurs caractéristiques : une complexité plus ou moins grande du message, direct ou allusif, immédiat ou indirect, une indifférence pour la vérité, aisément amputée ou travestie, la valorisation du temps écoulé. 1) La complexité du message Le contenu immédiat du message parental des monnaies est assez uniforme et assez simple : «je suis apparenté à ... », ou, plus précisément, «je descends de ...» (comme on le verra, on se réclame très rarement de parentés horizontales); le destinataire est censé en tirer une-ou des conclusions valorisantes pour l'émetteur. Mais ce contenu peut être énoncé de façon plus ou moins claire, plus ou moins élaborée; la série très riche des blasons ancestraux en fournit l'exemple le plus net. Au premier degré, le monétaire choisit un motif qui illustre de façon évidente un comportement, un acte ou une fonction si étroitement associés à sa famille qu'ils ne peuvent susciter aucune équivoque (l'éléphant des Caecilii Metelli rappelle la victoire sur Hasdrubal à Panorme)2. L'expression peut être beaucoup plus indirecte, voire obscure, quand la portée du motif d'une face n'est pleinement compréhensible que par l'association avec le motif de l'autre face, par exemple. Jupiter sur les monnaies de Scipion l'Asiatique est supposé commémorer la victoire de Magnésie parce que la tête de Jupiter au droit rappelle l'attachement de la gens Cornelia pour ce dieu3. Cette «ambiguïté» renforce la portée symbolique du geste : elle insère l'exploit individuel dans une tradition de gloire ancestrale, elle implique que l'émetteur du message est suffisamment célèbre pour que le contexte gentilice qui donne son sens au message soit connu de tous. Elle n'est pas maladresse, mais subtilité qui vise à mettre en relief la renommée parentale dont peut se réclamer le monétaire. Cette complexité n'est pas le fruit d'une évolution qui aurait 1 M. H. Crawford, 1974, p. 601-602, 725. 2 La capture des éléphants d'Hasdrubal en 250 av. J.-C. : ibid., 287. 3 Ibid., p. 310, H. Zehnacker, 1973, p. 504. LA STRATÉGIE SYMBOLIQUE DE LA PARENTÉ 55 conduit d'une expression développée et claire à une allusion raffinée; elle est l'exploitation de techniques numismatiques bien enracinées (les armes gentilices parlantes, très anciennes, sont souvent les plus abstraites). Mais son exploitation est délibérée. L'« iconographie ancestrale» du monnayage républicain romain s'est développée parce qu'elle était susceptible d'une exploitation durable, répétitive et souple dans le cadre de la stratégie parentale. 2) Stratégie parentale et vérité Nos difficultés d'interprétation des références parentales sur les monnaies viennent de notre méconnaissance d'informations évidentes pour les contemporains, qui leur permettaient de connaître les événements ou les personnages évoqués, de les comprendre aisément à la lumière de la symbolique parentale. Le commentateur moderne tâtonne souvent là où les Anciens savaient à quoi s'en tenir. Cependant, même aujourd'hui, il est évident que certaines revendications sont fausses, quoique leur mode d'expression soit calqué sur les parallèles authentiques; elles découlent de rapprochements onomasti- ques qui ne pouvaient prétendre convaincre : L. Titurius Sabinus et T. Vettius Sabinus, qui prirent soin de legender la tête du roi sabin T. Tatius (Ä) au droit de leurs espèces ne laissaient pas planer de doute sur leurs motivations, même irréalistes4. Ces exemples que la critique moderne rejette comme des inventions sans intérêt pourraient être multipliés5; mais il est évident que les monétaires, qui sélectionnaient librement leurs types, avaient des raisons plus solides que de se faire la risée de tous en proposant des rapprochements qui les ridiculisaient. Il en découle que la vérité des allégations importait peu aux partenaires, celui qui les avançait et celui qui les recevait; de toutes façons, elles remontaient souvent à un passé si ancien qu'elles étaient invérifiables. À partir d'un support toujours onomastique (on prête donc au nom même une valeur parentale), l'essentiel était la démarche qui, à elle seule, apportait un capital de gloire. L'iconographie des portraits historiques, vecteurs du message, confirme l'indifférence pour une vérité qui se serait traduite par un 4 M. H. Crawford, 1974, p. 352-356, 414, H. Zehnacker, 1973, p. 984. 5 Voir index M. H. Crawford, 1974, à Genealogies, p. 914. 56 MONIQUE DONDIN-PAYRE respect du réalisme. Les graveurs jouissent d'une grande autonomie dans l'interprétation des modèles, et sont libres de concrétiser, sans souci de ressemblance, les vertus prêtées au personnage représenté, et qu'on est censé retrouver chez ceux qui se réclament de lui6. La sélection que les monétaires opèrent parmi leurs ascendants, en fonction des éléments que leur stratégie leur suggère de mettre en évidence, relève du même désintérêt pour la vérité, qu'il ne s'agit pas de travestir, mais d'amputer ou d'infléchir. Ainsi, alors que P. Cornelius Lentulus, Mar celli f., évoque, au droit de toutes ses espèces monétaires, la dévotion de ses parents adoptifs envers Hercule, et, au revers, les exploits de sa gens de naissance (par la légende h^^Q E ou par la triskelis), un demi siècle plus tard P. Cornelius Lentulus Marcellinus, après une procédure d'adoption identique entre les deux mêmes familles, gomme totalement sa gens d'accueil, et n'illustre ses deniers que par des motifs et légendes relatifs à ses ancêtres par le sang7 : on ne saurait témoigner plus d'indifférence envers les conséquences juridiques et les coutumes sociales relatives à l'adoption, c'est-à-dire qu'on ne pourrait mieux afficher son mépris de la vérité. 3) Le temps, facteur essentiel de la stratégie parentale en numismatique Si la plupart des motifs numismatiques cités illustrent l'exploit d'un ancêtre ou l'origine d'une famille, il ne s'agit pas d'un hasard : cette cohérence reflète une unanimité presque totale dans la sélection des thèmes. La valeur intrinsèque de la durée dans la stratégie parentale est manifeste : quand des membres de familles au passé très riche décident de répéter des symboles, des légendes, des effigies qu'ils n'auraient eu aucune difficulté à varier, ils privilégient l'épaisseur chronologique aux dépens de l'ampleur de l'héritage parental, renforçant par le temps qui sépare leurs générations celui qui uploads/Management/ dondin-payre-strategie-symbolique.pdf
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- Publié le Dec 26, 2022
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