Marges linguistiques - Numéro 9, Mai 2005 - M.L.M.S. éditeur http://www.marges-
Marges linguistiques - Numéro 9, Mai 2005 - M.L.M.S. éditeur http://www.marges-linguistiques.com - 13250 Saint-Chamas (France) 1 Mai 2005 L’analyse du discours et ses frontières Par Dominique Maingueneau Université Paris XII, France I Pour certains, les recherches qui portent sur le discours, ce qu’on appelle quelquefois « linguistique du discours » ou « analyse du discours » (deux termes qui à notre sens ne sont pas équivalents, comme on le verra) sont une occupation pas toujours sérieuse, qui mêle de manière mal contrôlée des analyses d’ordre linguistique avec des considérations socio- ou psy- chologiques de seconde main. La solution de facilité a longtemps consisté à les rejeter aux confins des sciences du langage. Aujourd’hui on s’y risque moins, car une crise d’identité géné- ralisée affecte les partages disciplinaires traditionnels. S’il est de plus en plus difficile de récuser l’intérêt de ce type de recherches, en revanche on peut se demander si l’on peut leur assigner des limites claires. Comme le reconnaît D. Schiffrin, « l’analyse du discours est une des zones les plus vastes et les moins définies de la linguistique. » (1994, p. 407) Un débat récurrent oppose d’ailleurs ceux qui veulent y voir une discipline de plein droit et ceux qui préfèrent y voir un espace de rencontre privilégié entre les divers champs des sciences humaines, tous confrontés à la question du langage. Il est vraisemblable que l’usage peu contrôlé du label « analyse du discours » résulte pour une part de l’écart de plus en plus grand qui se creuse entre l’inertie des découpages institu- tionnels du savoir et la réalité de la recherche actuelle qui ignore ces découpages hérités du XIX° siècle. Un nombre croissant de travaux qui ont de grandes difficultés à se reconnaître dans les partages traditionnels peuvent être incités à se ranger sous l’étiquette d’« analyse du discours » pour se donner un minimum d’autorité, en se rattachant à un domaine qui a l’avantage de se présenter comme un domaine ouvert. Ceci n’est d’ailleurs pas réservé à l’analyse du discours. Il se développe des ensembles de recherche transverses dans les scien- ces sociales ou humaines qui, selon les pays, se rattachent à des espaces dont les objets et les démarches sont encore mal identifiés si on les rapporte au découpage classique des Facultés : « cultural studies », sémiotique, communication… Mais à moyen ou à long terme une telle situation n’est pas saine, car au lieu de provoquer un remodelage productif des frontières, elle peut amener le développement d’une recherche en quelque sorte à deux vitesses : l’une selon les disciplines traditionnelles, qui serait hautement contrôlée et valorisée, l’autre plus proche des intérêts sociaux du moment (ceux de la société, ceux des populations de chercheurs), plus ouvertes sur les médias mais sans assise concep- tuelle et méthodologique solide. On voit bien ce qu’une sociologie des sciences d’inspiration bourdieusienne pourrait dire d’une telle situation. Pour ma part, je ne partage pas le pessi- misme de ceux qui voient dans les travaux sur le discours un phénomène plus sociologique qu’épistémologique, même si c’est un espace dont les contours apparaissent encore flous. Les réticences que certains manifestent à l’égard des travaux sur le discours tiennent sans doute au fait qu’on a tendance à les aborder en prenant pour point de référence le noyau de la linguistique « dure ». Or, les recherches sur le discours bénéficient (ou au contraire pâtissent, pour certains) d’un statut singulier qui les inscrivent dans les sciences du langage, tout en en faisant une zone carrefour pour l’ensemble des sciences humaines ou sociales, voire des « humanités ». On peut en effet aborder les recherches sur le discours aussi bien en partant de la linguistique qu’en partant de la psychologie, de la sociologie, de l’anthropologie, de la théorie littéraire, etc. Situation qui n’a rien d’extraordinaire : la philologie d’antan pouvait être abordée aussi bien comme une entreprise linguistique que comme une entreprise historique, selon la façon dont on la considérait. Marges linguistiques - Numéro 9, Mai 2005 - M.L.M.S. éditeur http://www.marges-linguistiques.com - 13250 Saint-Chamas (France) 2 Aujourd’hui, quand on parle d’analyse du discours on ne peut plus ignorer que cette étiquette recouvre dans le monde entier des travaux d’inspirations très différentes. On a beau multiplier les synthèses, les présentations, les mises au point, l’analyse du discours reste extrêmement diversifiée. À l’heure de « l’e-mail » et de la mobilité des chercheurs, les découpages géogra- phiques et intellectuels traditionnels doivent composer avec des réseaux d’affinités scientifi- ques qui se jouent des frontières et qui modifient profondément les lignes de partage épisté- mologique. En analyse du discours comme ailleurs, la transformation des modes de communi- cation a modifié en profondeur les conditions d’exercice de la recherche. D’ailleurs, on ne peut pas rapporter l’analyse du discours à un fondateur reconnu : c’est un espace qui s’est constitué progressivement à partir des années 1960 par la convergence des courants venus de lieux très divers. Certains préfèrent mettre l’accent moins sur sa nouveauté que sur son ancienneté, sans doute pour lui donner davantage de légitimité. Ainsi Teun Van Dijk considère-t-il qu’elle prolonge la rhétorique antique : Discourse analysis is both and old and a new discipline. Its origins can be traced back to the study of language, public speech, and literature more than 2000 years ago. One major historical source is undoubtedly classical rhetoric, the art of good speaking. (1985, p. 1) Il y a toutefois un danger évident à placer l’analyse du discours dans la continuité de la rhétorique, comme si la rhétorique – ou plutôt les différentes configurations de la rhétorique- n’étaient pas solidaires de configurations du savoir et de pratiques irrémédiablement dispa- rues. À notre sens, l’analyse du discours implique au contraire la reconnaissance d’un « ordre du discours » irréductible au dispositif rhétorique. Ce qui ne l’empêche pas de réinvestir, une fois convenablement réélaborées, un grand nombre de catégories et de problématiques issues de la rhétorique ou d’autres pratiques. Pour nous, l’analyse du discours n’est pas seulement venue combler un manque en pointil- lés dans la linguistique du système, comme si à Saussure on avait ajouté Bakhtine, à une lin- guistique de « langue » une linguistique de la « parole ». Certes, elle a un lien privilégié avec les sciences du langage, dont elle relève – du moins dans la conception qui prévaut commu- nément, et particulièrement en France- mais son développement implique non seulement une extension de la linguistique, mais aussi une reconfiguration de l’ensemble du savoir. On notera d’ailleurs que ses grands inspirateurs des années 60 ne sont que pour une part des linguistes. On y trouve aussi des anthropologues (Hymes, …), des sociologues (Garfinkel, Sacks…), mais aussi des philosophes soucieux de linguistique (Pêcheux) ou non (Foucault). Pour introduire un minimum de cohérence tout en prenant en compte l’hétérogénéité du domaine, on est souvent tenté de produire des définitions consensuelles, mais peu contraintes. C’est le cas du Handbook of discourse analysis de Teun Van Dijk qui voit dans l’analyse du dis- cours l’étude de « l’usage réel du langage par des locuteurs réels dans des situations réelles » (1985, p. 2). C’est le cas aussi de Deborah Schiffrin, pour qui l’analyse du discours « studies not just utterances, but the way utterances (including the language used in them) are activi- ties embedded in social interaction » (1994, p. 415). On en arrive ainsi à se représenter l’analyse du discours comme une sorte de « superlinguistique », où se réconcilieraient forme et fonction, système et usage. À l’opposé, on trouve des définitions claires mais à l’évidence trop restrictives. Une telle attitude peut correspondre à deux démarches bien distinctes : - Certains appellent « analyse du discours » les recherches qui s’inscrivent dans le cadre de leur propre problématique et rejettent dans les ténèbres extérieures toutes les au- tres. La chose n’est pas rare ; elle pousse dans sa logique extrême le fonctionnement habituel des sciences humaines, où l’on est bien obligé de produire une définition de la discipline dont on se réclame qui soit en harmonie avec ses propres recherches. - D’autres, dans le souci d’user de désignations univoques, construisent une définition de l’analyse du discours qui ne prend pas du tout en compte la diversité des recherches ef- fectivement menées en son nom. On pourrait évoquer à ce propos l’intéressante dis- tinction établie par S.-C. Levinson (1983) : l’analyse du discours constituerait l’un des deux grands courants de l’analyse des interactions orales, à côté de « l’analyse conver- sationnelle » ; l’analyse du discours, centrée sur les actes de langage, serait représen- tée par des recherches comme celles de J. Mc H. Sinclair et M. Coulthard (1975) ou de l’École de Genève (Roulet & al., 1985) à ses débuts. Cette distinction est sans nul doute pertinente, mais ce n’est qu’une décision terminologique. Marges linguistiques - Numéro 9, Mai 2005 - M.L.M.S. éditeur http://www.marges-linguistiques.com - 13250 Saint-Chamas (France) 3 Avec le même souci de produire une définition restrictive, d’autres voient dans l’analyse du discours une discipline qui prendrait en charge les phénomènes uploads/Management/ l-analyse-du-discours-et-ses-frontieres.pdf
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