La forme d’abord ! RÉFLEXIONS AUTOUR DES LUTTES À EDF ET À GDF Edition 2009 1 D

La forme d’abord ! RÉFLEXIONS AUTOUR DES LUTTES À EDF ET À GDF Edition 2009 1 Depuis quelques mois, des publications et des sites labellisés révolutionnaires font, sans trop se poser de questions, quasiment l’apologie des formes d’action qui sont apparues dans les entreprises privées et publiques, telles que les séquestrations de managers. Comme si, par leur seule existence, elles fournissaient la preuve de la radicalité de leur contenu. Il y aurait là quelque vide créé par la désyndicalisation et l’acceptation accrue, par les grandes centrales syndicales, des règles du jeu de l’économie mondiale. De jeunes et moins jeunes fossoyeurs du monde s’emploieraient donc à le combler à leur façon. Sauf qu’il n’y a pas de vide, mais la poursuite de la domination du capital par d’autres moyens, assez différents des modes de régulation des tensions auxquelles nous avaient habitués des décennies d’Etat providence. Et les fossoyeurs présumés ne dépassent pas aujourd’hui, en règle générale, l’horizon du syndicalisme, même lorsqu’ils emploient des moyens peu orthodoxes. Nous allons le voir à travers l’exemple emblématique des luttes dans le secteur de l’énergie, en France. Sans généraliser outre mesure, vu que les différences de situations, de motifs, d’objectifs, de moyens, de dispositifs de contrôle, etc., n’en font pas le modèle universel à plaquer tel quel sur toutes les luttes en cours. De celles qui démarrent dans des sociétés en faillite, comme Continental, en passant par celles qui perdurent dans l’Education, jusqu’aux émeutes en banlieue et dans les centres de rétention.  André Dréan Juin 2009 2 3 L es récentes grèves à ERDF et à GRDF, filiales de la distribution d’énergie pour EDF et GDF-Suez, n’ont pas pris au dépourvu les bonzes de la CGT, principale organisation syndicale dans la place. Pour la bonne raison qu’ils les avaient planifiées, dans le but d’en faire le levier de leur maquignonnage avec l’Etat, afin de tirer bénéfice de la restruc- turation du secteur de l’énergie à laquelle ils contribuent. Ils comptaient utiliser les questions salariales et d’organisation du travail, qui préoc- cupent bon nombre de récentes recrues. Rien que de très classique. Par contre, c’est plutôt au niveau des moyens qu’ils ont été, momentané- ment, déconcertés, lorsque des poignées de grévistes peu dociles ont commencé à effectuer des coupures non prévues au programme, par- fois, dans des cas plus rares, des vols de cartes électroniques nécessaires au fonctionnement des réseaux, des occupations quelque peu rudes de directions régionales, etc. Ce qui n’était pas vraiment dans les habitudes de la maison. Mais, même à la CGT, la base commence à ressembler en partie à celle de SUD. Elle fait de moins en moins référence à l’appartenance de classe, et encore moins à telle ou telle corporation, mais de plus en plus à la citoyenneté en général. Ce que laisse entrevoir le thème le plus plébiscité dans les manifestations : « Tous ensemble ! », plus applaudi même que « la défense du service public », chère à la CGT et à SUD. Le « tous » englobe également l’ensemble des « sans », tels que les repré- sente l’idéologie citoyenniste. Les idées de ces salariés découlent donc en partie de l’évolution du capital, qui a réduit à presque rien les anciennes « communautés de classe », à la fois base et conséquence de la « lutte de classe », au sens habituel du terme. Les plus jeunes ont parfois participé aux luttes lycéennes de la dernière décennie. Ils ont tendance à en re- prendre les formes, telles que la combinaison de la grève et du blocage d’axe de communication. Bref, faire du scandale ne leur fait pas peur, même au risque de heurter les « usagers du service public ». Leur colère LA FORME D’ABORD! 4 est effective et leur méfiance envers la vieille bonzerie, qui vénère l’Etat et l’entreprise, réelle. Les tensions qui apparaissent au sein d’institutions aussi vénérables que EDF et GDF portent leur marque, même si elles ne s’y réduisent pas. Le sommet de la centrale de Montreuil doit en tenir compte, sous peine de voir disparaître sa fonction de représentation des salariés au sein de l’Etat.  L’ensemble de ces facteurs peut donner l’impression que le syndicalis- me est déjà sur la touche, à condition d’entendre par là le corporatisme, fond de commerce de la vieille garde CGT. Par suite, il n’est guère éton- nant que des politiciens hurlent au danger de sabotage généralisé et que des radicaux les croient sur parole. Puis, tirent argument de leur crainte, à moitié simulée, pour prédire l’accumulation des facteurs d’orage. Voire celle des prémisses du déluge, à en croire les aficionados de « L’insurrec- tion… », brochure à la réputation sulfureuse usurpée, en tête de gondole à la Fnac. Pourtant, comme Marx le disait déjà, lors de l’industrialisation de l’Angleterre et des résistances ouvrières qui l’accompagnaient : « Les formes sans contenu sont informes, elles ne signifient rien. » Disons plutôt que, à notre époque, où le capital a tellement phagocyté la so- ciété qu’il est devenu presque impossible de la distinguer de l’Etat, elles signifient au contraire trop de choses. Mais, hélas, pas toujours celles que nous espérons voir advenir. Même lorsque, à première vue, dans le monde assez informel de la marchandise moderne, elles paraissent éphémères, volatiles et diffuses, et échappent aux normes en vigueur, telles qu’elles sont formulées sous forme de lois. Lorsque des salariés, à EDF et ailleurs, stoppent leurs activités, voire les sabotent, ils en tirent du plaisir, plaisir de souffler, de parler, parfois de faire des rencontres au-delà des murs de l’entreprise. Mais, pour dis- tendre ainsi leurs chaînes il n’en résulte pas nécessairement qu’ils sont en train de les rompre. Bien sûr, dans les luttes effectives, les formes ont de l’importance. Mais, bien qu’elles ne soient pas toutes équivalentes, à l’image de conteneurs vides à remplir de n’importe quel contenu, elles ne déterminent pas à elles seules le sens des actes. Lesquels découlent de nombreux facteurs, en premier lieu les aspirations de leurs protago- LA FORME D’ABORD! 5 nistes. Presque dix ans avant la première boucherie mondiale, Malatesta souligna les limites du syndicalisme révolutionnaire, alors à l’apogée en France, qui portait « l’action directe » aux nues. Il rappelait « qu’il ne faut pas confondre les moyens et le but ». Et de citer des exemples de grèves accompagnées de sabotages, mais corporatistes, voire chauvines dans leurs objectifs. La suite devait lui donner raison puisque la CGT, hostile au parlementarisme et aux partis, passa en très grande majorité, avec Jouhaux, le responsable confédéral libertaire en tête, à l’union sacrée dès la déclaration de guerre. De même, la spontanéité, remise au goût du jour à l’occasion des luttes récentes, n’explique rien. En d’autres temps, elle était presque synonyme de révolte prolétaire contre la domination. Aujourd’hui, elle exprime quelque chose de plus faible. A savoir que des salariés agissent par eux-mêmes sans attendre les ordres de la hiérarchie syndicale ou en les outrepassant. Mais cela n’implique pas encore qu’ils agissent pour eux-mêmes, pour conquérir leur liberté. Car ils ne sont plus étrangers à la société qu’ils contribuent eux-mêmes à créer, comme ce fut le cas à l’époque de la naissance du capitalisme, lorsque l’Etat les poussait, parfois les fusils dans le dos, vers les bagnes industriels.  Pour en revenir aux formes actuelles, ce n’est pas parce qu’elles sont dé- calées par rapport à celles qu’affectionnent à l’ordinaire les bonzes syn- dicaux qu’elles expriment le dépassement de l’esprit syndicaliste. Rappe- lons-nous la grève générale à la SNCF de 1986. Les premières assemblées souveraines rencontrèrent l’hostilité de l’appareil de la CGT, qui n’était pas à l’initiative de la paralysie du réseau ferré et qui y était même oppo- sé. Elles furent encensées par les ultimes partisans du communisme des Conseils et autres apologistes de la « démocratie directe » comme la voie de passage obligatoire pour rompre avec le syndicalisme et subvertir le monde. Or, à partir du moment où la hiérarchie syndicale les a recon- nues comme modes de représentation nécessaires, voire les a organisées elle-même, et que l’Etat les a entérinées sans chercher à les disperser, elles sont devenues les feuilles de vigne des magouilles syndicales. Les bonzes de la SNCF, à condition d’en respecter le cérémonial, pouvaient y jouer le rôle de délégués désignés et révocables par les masses souverai- LA FORME D’ABORD! 6 nes. Leurs acolytes, dépêchés par la centrale, dont la présence était né- cessaire pour peser sur les décisions dans le sens souhaité, étaient mieux acceptés. La faillite des assemblées sanctionna l’amère réalité : l’immense majorité des grévistes n’avaient d’autre perspective que de maintenir ou d’améliorer leur condition. En d’autres termes, ils restaient syndicalistes dans l’âme. Dix ans plus tard, à la veille de la dernière grève générale à la SNCF impulsée, elle, par la CGT, naissait SUD, héritier testamentaire des illusions charriées par des assemblées, amalgamées au citoyennisme en cours de constitution. Lequel est devenu l’idéologie officielle des op- positions de la prétendue « société civile » au pouvoir d’Etat, recyclée jusque dans les uploads/Management/ la-forme-d-abord-page-par-page.pdf

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  • Publié le Jan 04, 2023
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