La sociologie des émotions est un champ relativement nouveau qui cherche à comp

La sociologie des émotions est un champ relativement nouveau qui cherche à comprendre comment les dimensions socioculturelles façonnent les émotions et entrent en compte dans leur définition leur évaluation et leur gestion. Ce nouveau regard sociologique occupe une place grandissante, du moins dans la littérature anglophone, dans les analyses des différents événements de la vie. Le domaine de la sociologie des émotions est vaste. Par exemple, celle-ci peut étudier le rôle de la sympathie dans nos sociétés, quand et comment doit-on exprimer la sympathie et quelles sont les règles sociales qui se créent autour de celle-ci (Clark, 1998). Elle peut également s’intéresser à la manière dont est éprouvée la dépression (Karp, 1996) ou encore au façonnage des émotions par les stéréotypes de genre (Shields, 2002). 2 Comme tout autre domaine d’activité, le travail est aussi la scène de la (re)production de différentes émotions : peur d’avoir un accident, de tomber malade en raison du travail ou de perdre son emploi ; satisfaction et fierté d’un travail bien fait ; colère devant une injustice au travail ; joie et surprise en apprenant une promotion, etc. Malgré l’importance des émotions au travail, nombre d’analyses du travail sont encore réalisées comme s’il était possible de laisser nos émotions à la porte des organisations. Enracinée dans la culture occidentale, cette vision toute « cartésienne », fondée sur une opposition entre émotion et raison, « corps » et « âme », prescrit l’apprivoisement ou l’oubli pur et simple des émotions, pour être « scientifique » ou « objectif » dans l’analyse du travail. En décortiquant chaque geste, chaque mouvement des travailleuses et des travailleurs, comme s’ils étaient des robots, on simplifie excessivement la complexité et l’hétérogénéité du travail et, par conséquent, on finit par produire des analyses qui sont très éloignées du travail réel. Prenons l’exemple, dans un hôpital, d’une personne restée toute la journée à parler avec des patients mourants et leurs familles. Si l’on ne prenait pas en compte la dimension des émotions, comment pourrait-on comprendre qu’à la fin de la journée cette personne puisse se sentir complètement épuisée si la tâche accomplie ne demande pas d’effort physique ? (James et Gabe, 1996). 3 Au cours de la dernière décennie, l’intérêt pour les émotions au travail et dans les organisations a sensiblement augmenté et l’on peut repérer deux perspectives dans la littérature et les analyses des émotions au travail. La première s’intéresse aux émotions engendrées par le travail. Dans cet ensemble, les recherches sont très hétérogènes en ce qui concerne les méthodologies et les approches théoriques utilisées. Dans la littérature anglo-saxonne, on peut citer des recherches sur les facteurs qui influencent la participation dans les relations amoureuses au travail (Pierce, 1998), sur la colère dans les relations entre superviseurs et employé-e-s (Glomb et Hulin, 1997), sur l’ennui (Fisher, 1993 et 1998) ou la honte dans le travail (Walsh, 1999). Mais la gamme des émotions analysées reste limitée. 4 La deuxième perspective est encore très embryonnaire dans la littérature francophone [2] [2] Exception faite de Weller, J.-M. (1998) et Alis (1.... Elle est centrée sur l’analyse du « travail émotionnel », c’est-à-dire de l’expression des émotions au service du travail. Ces recherches sont homogènes, quant à leurs références conceptuelles et quant au type d’activités analysées, puisqu’il s’agit du secteur des services. C’est autour de cette perspective que nous avons organisé ce dossier pour la revue Travailler. 5 Dans le secteur des services, le travail demande fréquemment une certaine gestion ou maîtrise de l’expression des émotions. Hochschild a défini cette maîtrise des émotions comme étant le « travail émotionnel », c’est-à-dire la compréhension, l’évaluation et la gestion de ses propres émotions, ainsi que des émotions d’autrui (Hochschild, 1983 et 1993). Le « travail émotionnel » possède trois caractéristiques principales : 1. Il demande un contact face à face ou, au moins, un échange verbal avec le public ; 2. L’attitude et l’expression du travailleur ou de la travailleuse produisent un état émotionnel (par exemple, la confiance, la sécurité, la peur, etc.) chez le client ; 3. La dimension émotionnelle faisant partie de la tâche, les employeurs peuvent exercer un contrôle sur les activités émotionnelles des employés, à travers, par exemple, la formation et la supervision. Dans les organisations, pour chaque interaction, les travailleuses et les travailleurs doivent observer et respecter certaines règles de sentiments (feeling rules) qui dictent le type d’émotion requis et approprié dans chaque interaction, dans chaque rôle, dans chaque organisation. C’est exactement pour se conformer à ces règles de sentiments que le travail émotionnel est mis en pratique (voir le texte de Hochschild dans ce numéro). Dans ce sens, le management essaie d’imposer, de contrôler et de gérer différentes règles de sentiments. Par exemple, maintes fois au travail, il est prescrit de sourire même si l’on en n’a pas envie. De plus, et cela est un point capital, l’accomplissement de cette prescription exige une coordination de soi et de ses propres émotions pour que le travail puisse sembler s’accomplir sans effort (Hochschild, 1983). 6 Une autre facette de la maîtrise des émotions (Thoits, 1996) tient au fait que les travailleuses et travailleurs doivent fréquemment « gérer » aussi les émotions du client. Tout se passe comme si l’efficacité du service se mesure au fait que le client soit heureux et satisfait. Et lorsque les travailleurs réussissent, cela devient une source de satisfaction, puisqu’ils ont le sentiment d’avoir accompli et réussi leur travail. 7 On peut distinguer qualitativement deux types de travail émotionnel : le jeu superficiel (surface acting), où l’on feint des émotions qui ne sont pas réellement ressenties ; et le jeu en profondeur (deep acting), où les individus cherchent à ressentir l’émotion exprimée. 8 Les conséquences, soit du jeu superficiel soit du jeu en profondeur, peuvent être néfastes, surtout en termes de santé mentale. D’une part, dans le jeu superficiel, l’individu peut ressentir une dissonance émotionnelle, c’est-à-dire un malaise en raison du fait qu’il est partagé entre deux ou plusieurs sentiments contradictoires. Il y a un écart entre ce qui est ressenti réellement et la démonstration des sentiments, écart qui peut engendrer un sentiment d’inauthenticité ou bien faire monter le niveau d’exigence dans l’accomplissement du travail émotionnel. La dissonance émotionnelle ou l’expérience d’un manque d’authenticité des émotions exprimées au travail peuvent être une source importante de stress (Adelmann, 1995 et Erickson et Wharton, 1997). 9 D’autre part, dans le jeu en profondeur, l’individu peut éprouver, pour ainsi dire, une aliénation émotionnelle, sorte de fusion identitaire, où il est difficile de s’identifier à son travail sans voir son identité fusionner avec son travail (voir le texte de Forseth et Dahl-Jorgensen dans ce numéro). De cette manière, l’expression des « vraies émotions » peut être compromise. 10 Wharton et Erickson (1993) raffinent la compréhension quantitative de l’accomplissement du travail émotionnel en précisant qu’il y a différents degrés et types de travail émotionnel. D’abord, dans tous types de travail, il y a toujours un certain degré de travail émotionnel qui est accompli. Ce degré serait lié au fait que l’individu (client, collègue de travail, gestionnaire, etc.), avec qui la travailleuse ou le travailleur interagit, soit membre ou non de la même organisation. Le travail émotionnel accompli serait plus intense lorsque les travailleuses et les travailleurs sont en interaction avec des groupes ou des individus qui sont extérieurs à l’organisation. Par exemple, le niveau de travail émotionnel accompli par une secrétaire serait moins prononcé que celui d’une caissière de supermarché, car cette dernière doit faire face à une clientèle qui n’appartient pas à l’organisation, tandis que la secrétaire accomplit le travail émotionnel par rapport au patron ou à ses collègues qui sont tous membres de la même organisation. 11 Il existe aussi une différenciation selon les types d’émotion en cause. Le travail émotionnel peut être : 1. intégrateur, quand l’accent est mis sur l’expression de l’amabilité, du sourire, de la gentillesse ; 2. dissimulateur, quand l’expression des émotions doit chercher la neutralité ; 3. différenciateur, quand les travailleuses et les travailleurs cherchent à exprimer l’irritation, la méfiance, l’hostilité pour créer un sentiment de malaise, de préoccupation ou de peur chez le client (Wharton et Erickson, 1993). Cette typologie représente un premier pas pour différencier les types de travail émotionnel. Il faut cependant considérer que l’on peut avoir dans un même emploi une conjugaison des différents types de travail émotionnel, comme c’est le cas pour les secrétaires (Wichroski, 1994) ou pour les infirmières qui doivent accomplir à la fois un travail émotionnel intégrateur, dissimulateur ou différenciateur et cela parfois dans un simple changement de chambre (Soares, 2002). Division sexuelle du travail et maîtrise des émotions 12 Un aspect important à prendre en considération est que le travail émotionnel est sexué, au sens où il existe clairement une division sexuelle du travail émotionnel. Ainsi, les hommes se retrouvent-ils fréquemment dans des emplois où ils doivent être agressifs envers ceux qui transgressent les règles ; les femmes ont plus de chance d’accomplir des tâches liées à la maîtrise de l’agression et de la colère chez les autres. uploads/Management/ la-sociologie-des-emotions-est-un-champ-relativement-nouveau-qui-cherche-a-comprendre-comment-les-dimensions-socioculturelles-faconnent-les-emotions-et-entrent-en-compte-dans-leur-definition-leur-ev.pdf

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  • Publié le Mai 16, 2022
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