Longtemps considérée comme une simple fonction « support » mobilisant en priori
Longtemps considérée comme une simple fonction « support » mobilisant en priorité un savoir-faire administratif, la fonction achats revêt dorénavant une forte dimension stratégique. Ceci est particulièrement vrai lorsque sa mission est de privilégier des actions visant à transformer en profondeur les ressources externes mobilisées dans le but de construire un avantage concurrentiel soutenable. S’appuyant sur des travaux conduits en management stratégique, les auteurs proposent quelques pistes sur la manière de développer un avantage concurrentiel par les achats. L’expérience conduite par le groupe Salomon en Roumanie permet alors de voir comment la fonction achats a contribué à renforcer et même infléchir la trajectoire stratégique d’une entreprise en développant une compétence relationnelle spécifique. RICHARD CALVI IAE, université PMF Grenoble 2 GILLES PACHÉ Aix-Marseille Université ; BEM Bordeaux Management School PIERRE JARNIAT Jarniat Conseil, Annecy Lorsque la fonction achats devient stratégique De l’éclairage théorique à la mise en pratique DOI:10.3166/RFG.205.119-138 © 2010 Lavoisier, Paris D O S S I E R «S trategic purchasing remains an oxy- moron » (Moody, 2001). Ainsi titrait, il y a près de dix ans, le compte rendu d’une étude menée par le National Association of Purchasing Mana- gement et le Center for Advanced Purcha- sing Studies auprès de 236 grandes entre- prises canadiennes et américaines opérant dans différents secteurs de l’industrie et des services. L ’originalité de l’étude était de souligner un écart significatif entre ce que les dirigeants achats considèrent comme des actions « stratégiques » (contribuer aux décisions de type « faire ou faire faire », participer au développement de nouveaux systèmes d’offre et à l’innovation, etc.) et les actions concrètes réalisées par leur orga- nisation. En effet, force est de reconnaître que les pratiques achat restent indéniable- ment orientées vers des actions de court terme visant à la réduction des coûts car c’est somme toute ce que l’on espère d’une fonction dont les vertus en matière d’équili- brage des marges sont exceptionnelles. Citons, pour s’en convaincre, le petit exer- cice arithmétique qu’aiment à rappeler les directeurs des achats afin de vanter leur « poids stratégique »: dans une entreprise où le montant des achats représente 50 % du chiffre d’affaires et dont le profit est de 5 %, une diminution du montant des achats de 5 % améliore le résultat de 50 %. En ces temps de crise, l’argument et le raisonne- ment sont implacables, et sonnent agréable- ment aux oreilles des directions générales et des directeurs financiers. Dans le secteur automobile, où le poids de la fonction dépasse parfois 80 % du CA, les périodes de crises ont fait émerger deux figures emblématiques du patron d’achats « stratège » : Ignacio Lopez et Carlos Ghosn. Le premier sent désormais le souffre mais il fut longtemps hissé au Panthéon des managers achats les plus efficaces. Ignacio Lopez avait, dès 1986, appliqué ses méthodes musclées au sein de GM Europe, rétablissant en un peu plus d’un an une situation financière fortement déficitaire. En 1992, il appliqua sur le sol américain ces mêmes méthodes faites d’une remise en cause systématique des contrats, d’un sour- cing agressif et d’un contrôle strict des pro- cess du fournisseur. Sur ce point, on se rap- pelle des PICOS Teams (Purchased Input Concept Optimization with Suppliers) mises en place pour traquer les gains de producti- vité chez les fournisseurs. Ces méthodes, inspirées elles-mêmes des pratiques de Toyota, mais appliquées cette fois dans un contexte de grande instabilité relationnelle, seront largement reprises par la suite au sein des fonctions achats des équipementiers automobiles pour gérer les relations avec les fournisseurs de rang 2 du secteur. La « Generous Motors », comme se plaisait à la qualifier Ignacio Lopez avant son action, réalisera jusqu’à 4 milliards de dollars d’économie en 18 mois en exerçant une énorme pression sur son portefeuille de fournisseurs. La success story de Carlos Ghosn reprend les mêmes ingrédients. En 1999, Nissan est au plus mal. Les raisons de cette situation sont nombreuses, mais dans le diagnostic réalisé par Renault, la situation de Nissan vis-à-vis de ses fournisseurs apparaît comme un facteur prédominant dans le manque de compétitivité de l’entreprise. Les fournisseurs du keiretsu Nissan, autre- ment dit les membres de son conglomérat, facturent leurs pièces à un prix si élevé que pratiquement aucun modèle n’est rentable. Carlos Ghosn décide de démanteler le kei- retsu en vendant ses participations chez les 120 Revue française de gestion – N° 205/2010 équipementiers et sous-traitants du groupe et en cessant de les considérer comme des partenaires privilégiés. La création de Renault Nissan Purchasing Organisation en 2001 facilite cette mutation en ouvrant le panel fournisseurs du groupe Renault à Nis- san et cette dernière à se séparer de 700 de ses 1200 équipementiers historiques, tout en soumettant les survivants à un bras de fer permanent. Les marges de Nissan se redres- sent régulièrement jusqu’en 2003, pour atteindre les sommets du secteur avec 11 % de marge opérationnelle. À cette époque, les médias mettent en exergue le rôle straté- gique joué par les achats dans le succès de l’aventure Renault Nissan. Carlos Ghosn devient au Japon un patron quasi mythique pour ses techniques de management et ses résultats. Parallèlement aux trajectoires de GM et Renault Nissan, le modèle Toyota témoigne d’un fort contraste, parfaitement décrit dans les travaux de Dyer et Noboeka (2000). Ce modèle prône la stabilité des relations (l’ap- partenance au keiretsu), et à l’intérieur de cette zone de stabilité, la mise en place d’un système d’apprentissage et de solidarité. C’est l’organisation du kyohokai dans lequel Toyota et ses fournisseurs investis- sent et mutualisent des savoirs et savoir- faire. L ’idée est clairement d’obtenir un avantage concurrentiel en bénéficiant avant les concurrents des progrès réalisés au sein du réseau de fournisseurs. Dans le temps, le modèle Toyota semble le plus stable et le profitable (Cazenave, 2009), mais la persis- tance dans le temps de ces modèles contras- tés laisse entrevoir une certaine indétermi- nation quant à la contribution attendue de la fonction achats à la stratégie de l’entreprise. Est-elle surtout une fonction « lourde » dans les comptes de l’entreprise, dont la maîtrise de l’évolution est « stratégique » pour l’équilibre financier de l’entreprise? Ou plutôt une fonction « constitutive » de l’avantage concurrentiel, dont l’objectif vise à bâtir l’alignement des ressources externes sur une vision stratégique, voire à infléchir cette dernière pour saisir les opportunités offertes par la maîtrise des res- sources externes? L ’objet du présent article est de discuter la place qu’occupe la fonction achats dans la stratégie des entreprises. La thèse défendue est qu’elle accède pas à pas à une dimen- sion véritablement « stratégique » lors- qu’elle privilégie des actions visant à modi- fier en profondeur les ressources externes qu’elle mobilise dans le but de protéger, voire de construire l’avantage concurren- tiel. Pour bâtir notre argumentation, nous cherchons, dans un premier temps, à clari- fier la place donnée par la littérature en management stratégique à la fonction achats. Puis nous utilisons, dans un second temps, un « fait stylisé » à partir de l’expé- rience du groupe Salomon dans la constitu- tion d’un réseau de fournisseurs et sous- traitants en Roumanie afin de montrer que la fonction achats peut significativement contribuer à renforcer, et même infléchir, la stratégie d’une entreprise en développant une compétence relationnelle spécifique. I – « STRATÉGIE » ET « ACHATS »: UNE LIAISON DIFFICILE Longtemps considérée comme une fonction « support » souvent rattachée à la fonction production et mobilisant un savoir-faire administratif, la fonction achats a tardé à prendre une importance majeure dans le management des entreprises industrielles. Ammer (1989) note qu’avant le choc pétro- Lorsque la fonction achats devient stratégique 121 lier de 1973-1974, le top management la voyait comme ayant un rôle exclusivement passif dans la conduite des affaires. En France, Barreyre (1976) tente très tôt de valoriser l’image d’une fonction achats « moderne » en précisant sa contribution à l’élaboration et à la mise en œuvre de la stratégie globale. Ses constats restent d’une grande actualité. Barreyre (1976) identifie ainsi une contribution tout d’abord « en amont » de la décision stratégique, que celle-ci vise l’offre de produits et services (rôle de vigie par rapport à l’innovation et rôle de sécurisation lorsque le fournisseur contribue effectivement à l’offre) ou les projets de développement de l’entreprise (rôle d’informateur technico-économique et de gestionnaire des risques associés). Enfin, Barreyre (1976) évoque sa participation à la mise en œuvre opérationnelle de la stratégie en activant le réseau de partenaires néces- saire à sa réalisation. Le rôle clé d’une fonction achats agissant au final comme un facilitateur de la mise en œuvre d’une stratégie a notamment été véhiculé dans les pratiques managériales par l’iconographie dérivée des travaux de Porter (1985). Les fournisseurs y apparais- sent comme un facteur influençant le posi- tionnement concurrentiel et la fonction achats comme un acteur incontournable dans la maîtrise de la chaîne de valeur. D’un point de vue économique, le « poids » de la fonction est indéniable. La baisse tendan- cielle du taux de valeur ajoutée des entre- uploads/Management/ lorsque-la-fonction-achats-devient-strat.pdf
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- Publié le Apv 24, 2022
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