1 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses d

1 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses du Septentrion, pp. 122-139. (Ré)actualisation de l'image d'archives : ou comment deux films de Harun Farocki parviennent à « anarchiver » le regard Sylvie Rollet Les photographies et les sĠƋueŶĐes filŵĠes paƌ les AlliĠs à l’ouǀeƌtuƌe des camps ont largement contribué à nos représentations du nazisme et duƌaďleŵeŶt façoŶŶĠ Ŷotƌe ŵĠŵoiƌe, d’autaŶt Ƌu’elles oŶt fait l’oďjet d’uŶ ƌeĐLJĐlage peƌŵaŶeŶt daŶs les filŵs doĐuŵeŶtaiƌes ou de fiĐtioŶ. Vues et revues, dégradées en imagerie de la Shoah, elles semblent ne plus rien avoir à nous montrer que nous ne sachions déjà. Ce constat est à l’oƌigiŶe de l’eŶtƌepƌise de HaƌuŶ FaƌoĐki daŶs Images du monde et inscription de la guerre (Bilder der Welt und Inschrift des Krieges, 1988) et En sursis (Aufschub, ϮϬϬ7Ϳ, Ƌui ŵetteŶt eŶ œuǀƌe uŶe idĠe tƌğs diffĠƌeŶte et uŶe tout autƌe puissaŶĐe de l’aƌt ĐiŶĠŵatogƌaphiƋue. Celui-ci, comme le disait “eƌge DaŶeLJ, Ŷ’a pas pouƌ ǀoĐatioŶ de représenter, mais de montrer. « Et montrer est un geste, un geste qui oblige à voir, à regarder. “aŶs Đe geste, il Ŷ’LJ a Ƌue de l’iŵageƌie. Mais si ƋuelƋue Đhose a ĠtĠ montré, il faut Ƌue ƋuelƋu’uŶ aĐĐuse ƌĠĐeptioŶ1. » Ce geste – sans lequel ce qui est à voir resterait inaperçu – et la ƌĠpoŶse Ƌu’il appelle de la paƌt du speĐtateuƌ soŶt au Đœuƌ de la dĠŵaƌĐhe de FaƌoĐki,dont l’œuǀƌe ;plus de quatre-vingt-dix films et installations, depuis 1966) se situe totalement 1 Serge Daney, Persévérance, Paris, P.O.L, 1994, pp. 78-79. 2 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses du Septentrion, pp. 122-139. en marge de la production cinématographique courante. Son travail relève, eŶ effet, d’uŶe aŶalLJse « critique » des images, au sens ďeŶjaŵiŶieŶ du teƌŵe. Il s’agit pouƌ lui de ƋuestioŶŶeƌ leuƌ « historicité », Đ’est-à-dire non seulement le ŵoŵeŶt histoƌiƋue Ƌui s’LJ iŶsĐƌit, ŵais aussi celui où elles deviennent lisibles, c'est-à-dire où elles peuvent faire entrevoir du nouveau. Dans cette perspective, Images du monde et En sursis forment ƌĠelleŵeŶt uŶ diptLJƋue, à ǀiŶgt aŶs de distaŶĐe. L’uŶ et l’autƌe reprennent des archives visuelles enregistrées à la demande des nazis : des photogƌaphies du Đaŵp d’AusĐhǁitz, pouƌ Images du monde, des plans cinématographiques tournés dans le camp de transit de Westerbork, pour En sursis. Ce geste de reprise pose plusieurs questions. Non que représentent, mais que présentent Đes iŵages loƌsƋu’oŶ les revoit après coup ? En quoi leur re-présentation – si oŶ l’eŶteŶd Đoŵŵe ré-exposition et re-vision – se propose-t-elle comme lecture critique ? Cette lecture elle-même vise-t-elle leur analyse historique ou, plus exactement, leur transmissibilité, Đ’est-à-dire la possibilité de leur appropriation subjective par le spectateur ? Quel rôle peut jouer la ƌepƌise filŵiƋue de Đes tƌaĐes ǀisuelles de l’ĠǀĠŶeŵeŶt daŶs la foƌŵatioŶ, au pƌĠseŶt, d’uŶe image de ce passé (ce qui serait une première définition approximative de la mémoire) ? L’iŵpeŶsé du regard Qu’il faille distiŶgueƌ aƌĐhiǀes ǀisuelles et iŵage, Đ’est Đe Ƌu’iŶdiƋue le titre même du film de Farocki, Images du monde et inscription de la guerre. EŶtƌe l’« inscription » (la trace visuelle) et l’« image » (la représentation), la conjonction de coordination nous invite à penser 3 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses du Septentrion, pp. 122-139. l’ĠĐaƌt autaŶt Ƌue le lieŶ. C’est Đette aƌtiĐulatioŶ disjoŶĐtiǀe Ƌui est au Đœuƌ de l’eŶƋuġte ŵeŶĠe paƌ le filŵ suƌ les teĐhŶiƋues de ǀisioŶ et les dispositifs de prévision « modernes ». À paƌtiƌ d’uŶe ƌĠfledžioŶ suƌ le teƌŵe d’« Aufklärung » – Ƌui ĐoŶjugue l’histoiƌe des idĠes, les Luŵiğƌes, et la reconnaissance militaire – le film élabore en quelque sorte une archéologie du regard (au sens foucaldien), qui fait apparaître la manière dont le voir est indissociable du pouvoir et du savoir2. La méthode aƌĐhĠologiƋue de FaƌoĐki ĐoŶsiste à tƌaŶsposeƌ à l’Ġtude des iŵages la manière dont Foucault traite les discours : il s’agit de ĐoŶsidĠƌeƌ les images techniques qui articulent ce que nous voyons, pensons et faisons Đoŵŵe autaŶt d’ĠǀĠŶeŵeŶts histoƌiƋues3. Le film fait ainsi apparaître, à travers le raffinement de plus en plus grand des techniques de vision et de pƌĠǀisioŶ, Đe Ƌui ĐoŶstitue l’épistémè de la « modernité » : une volonté de maîtrise du réel passant par sa réduction, son assujettissement au visible. Les images techniques constituent dès lors pour Farocki autant de sLJŵptôŵes d’uŶe folie du ǀoiƌ Ƌui, daŶs soŶ dĠsiƌ faŶtasŵatiƋue de rendre le réel totalement visible et contrôlable (cette transcription du 2 « Le pouǀoiƌ pƌoduit du saǀoiƌ. […] Pouǀoiƌ et saǀoiƌ s’iŵpliƋueŶt diƌeĐteŵeŶt l’uŶ l’autƌe ; il Ŷ’LJ a pas de ƌelatioŶ de pouǀoiƌ saŶs ĐoŶstitutioŶ ĐoƌƌĠlatiǀe d’uŶ Đhaŵp de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouǀoiƌ. […] Le pouǀoiƌ-saǀoiƌ, les pƌoĐessus et les luttes Ƌui le tƌaǀeƌseŶt […] déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance » (Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, « Tel », 1993, p. 36). 3 « La ĐƌitiƋue ǀa s’edžeƌĐeƌ […] Đoŵŵe eŶƋuġte histoƌiƋue à tƌaǀeƌs les ĠǀĠŶeŵeŶts Ƌui nous ont amenés à nous constituer, à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons » (Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1393). 4 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses du Septentrion, pp. 122-139. ŵoŶde saŶs ƌeste Ƌu’il Ŷoŵŵe le « Monde-image4 »Ϳ, oĐĐulte l’iŵpeŶsĠ du regard. C’est daŶs le Đadƌe de Đette ƌĠfledžioŶ Ƌu’iŶteƌǀieŶt la faŵeuse photogƌaphie aĠƌieŶŶe du Đaŵp d’AusĐhǁitz, pƌise paƌ les aǀioŶs alliĠs le 4 avril 1944 et retrouvée en 1977 par deux employés de la CIA. Comme le dit le commentaire, en 1944 « les interprétateurs-photos identifièrent une centrale électrique, une usine de carbide, une usine de buna en cours de ĐoŶstƌuĐtioŶ et uŶe usiŶe d’hLJdƌogĠŶatioŶ du ĐaƌďuƌaŶt. Ils Ŷ’ĠtaieŶt pas ĐhaƌgĠs de ƌeĐheƌĐheƌ le Đaŵp d’AusĐhǁitz, aussi Ŷe le tƌouǀğƌeŶt-ils pas5. » La photographie est donc restée illisible durant trente ans. AutƌeŵeŶt dit, l’eŵpƌeiŶte, la tƌaĐe, l’iŶsĐƌiptioŶ ǀisuelle Ŷe fait pas forcément image. « Les Ŷazis Ŷ’oŶt pas ƌeŵaƌƋuĠ Ƌu’oŶ photogƌaphiait leuƌ Đƌiŵe, et les AŵĠƌiĐaiŶs Ŷ’oŶt pas ƌeŵaƌƋuĠ Ƌu’ils le photographiaient. Les victimes elles-ŵġŵes Ŷ’oŶt ƌieŶ ƌeŵaƌƋuĠ. Coŵŵe consigné dans un livre de Dieu6. » La photographie aérienne du camp d’AusĐhǁitz agit aiŶsi, au seiŶ du ƌĠĐit filŵiƋue, Đoŵŵe le ƌetouƌ d’uŶ ƌefoulĠ, oĐĐultĠ paƌ la lĠgeŶde d’uŶ ƌegaƌd tout-puissant parce Ƌu’appaƌeillĠ. Ce Ƌue Ŷous dĠĐouǀƌoŶs, apƌğs Đoup, Đ’est Ƌu’uŶe tƌaĐe Ŷe peut devenir signe que pour un regard qui la questionne, pour la pensée Ƌui l’iŶteƌpƌğte et lui doŶŶe seŶs : seul le pré-visible peut devenir visible. EŶ effet, la ƌĠfĠƌeŶĐe Ŷ’est pas dissoĐiaďle de la sigŶifiĐatioŶ et l’image – qui naît de leur conjonction – requiert pour apparaître un sujet. L’œil- 4 Harun Farocki, « Il serait temps que la réalité commence », in : Reconnaître et Poursuivre, textes réunis et introduits par Christa Blümlinger, Dijon, Théâtre Typographique, 2002, p. 39. 5 CoŵŵeŶtaiƌe d’Images du monde et inscription de la guerre, trad. P. Rusch, in : Harun Farocki, Films, Dijon, Théâtre Typographique, 2007, pp. 59-60. 6 Images du monde et inscription de la guerre, op. cit., p. 78. 5 Le National-socialisme dans le cinéma allemand contemporain, Lille, Presses du Septentrion, pp. 122-139. machine7 qui a iŶsĐƌit le tƌaĐĠ du Đaŵp Ŷ’Ġtait Ƌu’uŶ œil saŶs ƌegaƌd. EŶ Đe seŶs, la Catastƌophe Ŷ’est pas uŶ ĠǀĠŶeŵeŶt saŶs tƌaĐe, ŵais ďieŶ saŶs « témoin8 ». Ce Ƌu’iŶsĐƌit eŶ ƌeǀaŶĐhe pouƌ Ŷous la ƌepƌise ĐiŶĠŵatogƌaphiƋue de la photographie aérienne désormais lisible, Đ’est Đe sujet-du-regard qui, alors, a manqué9. La catastrophe génocidaire, après coup, se confond ainsi avec son double, la mé-prise photographique, dont le reliquat inassimilable vient interrompre le récit glorieux de la conquête du monde par les appareils de (pré)vision. Escortée du commentaire, la trace enregistrée devient, dans le montage du film, la représentation même de la faillite des techniques de vision. La « teneur en vérité » de la photographie (et non sa « teneur concrète10 », pour reprendre l’oppositioŶ ďeŶjaŵiŶieŶŶeͿ, Đe Ŷ’est doŶĐ pas Đe Ƌu’elle montre, mais ce Ƌu’elle ƌeŶd imaginable : la disjonction du visible et du pensable, qui ĐoŶstitue l’iŵpeŶsĠ du ƌegaƌd. LiďĠƌĠe de sa ǀaleuƌ d’attestatioŶ, l’aƌĐhiǀe peut alors nous ouvrir un chemin vers la réalité invisible des camps, à la ĐoŶditioŶ d’aĐĐueilliƌ la paƌole des tĠŵoiŶs, Đ’est-à-dire d’eŶtƌeƌ daŶs uŶ espace de subjectivation. Ainsi, dit le commentaire, « trois jours après 7 « Auge/Maschine », titƌe d’uŶe iŶstallatioŶ ƌĠalisĠe paƌ FaƌoĐki eŶ ϮϬϬϭ, ƌepƌeŶd l’edžploƌatioŶ du ƌĠgiŵe de ǀisiďilitĠ des soĐiĠtĠs de ĐoŶtƌôle, à paƌtiƌ du développement de nouvelles machines de vision qui instaurent « un processus d’autoŶoŵisatioŶ du ƌegaƌd » (voir Christa Blümlinger, « Harun Farocki : l’aƌt du possible », Trafic, n° 43, automne 2002, pp. 28-36). 8 “uƌ la ŶotioŶ d’« événement-sans-témoin », voir Shoshana Felman, « À l'âge du témoignage : Shoah de Claude Lanzmann », in : Au sujet de « Shoah », Paris, Belin, 1990. 9 Sur la polémique relancée par la découverte, en 1977, uploads/Management/ re-actualisation-de-limage-darchives-ou.pdf

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  • Publié le Mai 06, 2021
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