1 Ludovic Tournès Sciences de l’homme et politique les fondations philanthropiq

1 Ludovic Tournès Sciences de l’homme et politique les fondations philanthropique américaines en France au XXe siècle halshs-00650461, version 1 - 10 Dec 2011 2 Introduction La plupart des visiteurs du Muséum d’histoire naturelle à Paris n’ont sans doute jamais prêté attention à la provenance du plus grand squelette de sa galerie paléontologique, qui trône pourtant au centre de la salle et dont le nom curieux ne correspond à aucune catégorie identifiée par les spécialistes. Et pour cause : ce diplodocus Carnegiensis a été baptisé par le milliardaire philanthrope américain Andrew Carnegie, qui l’a offert au président de la République française Armand Fallières en 1908, en gage d’amitié franco-américaine. Il constitue la première trace concrète d’une longue présence de la philanthropie américaine en France tout au long du XXe siècle. D’autres sont plus visibles dans le paysage : ainsi l’imposante faculté de médecine de Lyon, ouverte en 1930 sur l’avenue baptisée pour l’occasion « Rockefeller » en hommage au donateur ayant permis sa construction ; ainsi l’Herbarium du Muséum d’histoire naturelle longeant la rue Buffon, et dont une plaque commémorative rappelle qu’il fut construit avec une subvention de la fondation Rockefeller entre 1930 et 1935 ; ainsi la bibliothèque de la Maison des Sciences de l’Homme du boulevard Raspail, équipée à l’aide d’un important financement de la fondation Ford au cours des années 1960. Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, témoignent du rôle important joué par les grandes fondations américaines dans le paysage intellectuel et institutionnel français, notamment dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Particulièrement développée aux Etats-Unis, la philanthropie moderne est une fille de l’industrialisation rapide et forcenée de ce pays, dont les grands capitaines d’industrie ont réinvesti une partie de leurs bénéfices colossaux dans des fondations au nombre sans cesse croissant : de quelques dizaines vers 1900, elles étaient 7 000 dans les années 1950, pour monter à plus de 20 000 au début des années 1990. La plupart n’ont que quelques dizaines de milliers de dollars d’actifs, mais une poignée possèdent un capital qui se compte en milliards de dollars, et depuis les années 1990, l’explosion des nouvelles technologies et l’affirmation de l’économie numérique a dopé leur croissance : en 2003, les États-Unis en comptaient plus de 60 000, dont le capital cumulé s’élevait à 475 milliards de dollars, et le montant total des dons à 30 milliards de dollars. La décennie 2000 a vu en outre l’arrivée dans le club des grandes fondations de nouvelles venues à la dotation toujours plus importante, dont la plus connue et la plus riche est aujourd’hui la fondation Bill et Melinda Gates, dont le capital se monte en 2010 à près de 34 milliards de dollars. Ces organisations privées d’intérêt public, comme les définissent les Américains, ont joué un rôle historique dans de nombreux secteurs où l’Etat fédéral est longtemps resté absent, que ce soit dans le travail social, le mécénat artistique ou surtout l’enseignement supérieur et la recherche. Depuis le début du XXe siècle, elles ont contribué de manière décisive à la croissance rapide du système universitaire américain, finançant la construction de campus, la création de chaires ou la réalisation de programmes de recherche dans tous les domaines, que ce soit dans les universités prestigieuses de l’Ivy League ou dans des universités publiques plus modestes. Elles ont halshs-00650461, version 1 - 10 Dec 2011 3 également joué un rôle majeur dans l’organisation de la recherche scientifique, stimulant par leur financement le développement de secteurs pionniers, le croisement de disciplines ou la réorganisation de laboratoires. Si les fondations occupent une place centrale dans le paysage américain, elles se sont également lancées à partir du début du XXe siècle dans une ambitieuse politique internationale qui les a conduit à intervenir sur tous les continents. La France est l’un des pays où les plus grandes d’entre elles (Carnegie, Rockefeller, Ford) ont été présentes presque sans discontinuer depuis la première décennie du XXe siècle jusqu’au début des années 1970. L’Hexagone constitue à ce titre un terrain d’analyse privilégié de l’étude de la projection internationale de la politique philanthropique, dont l’analyse est rendue malaisée par le caractère sectoriel de la plupart des travaux de recherche : si l’on ne compte plus les études portant sur l’action de telle fondation dans tel secteur au cours d’une période donnée (l’organisation de la santé publique, la lutte contre le paludisme, le développement des relations internationales, le financement de telle institution dans tel pays…)1, rares sont les historiens qui ont franchi les barrières des sous-spécialités pour étudier en même temps des domaines aussi différents que l’organisation de la santé publique, l’enseignement de la médecine, l’organisation de la recherche biomédicale ou le développement des sciences sociales. Aucun d’entre eux n’a par ailleurs réalisé une synthèse de l’ensemble des actions d’une ou plusieurs fondations dans un pays sur une longue période. C’est cette double lacune que le présent ouvrage entend combler. L’action des fondations en France se manifeste dans des domaines très différents, tels que l’organisation d’une politique de la santé publique appuyée sur les résultats de la recherche médicale, la réforme des facultés de médecine, le développement de l’enseignement du droit international ou encore l’organisation de la recherche dans le domaine biomédical ou celui des sciences sociales, autant de domaines qui constituent chacun en soi un sujet d’ouvrage, mais que l’on a pris le parti de traiter ici ensemble, ce qui a permis non seulement de mettre à jour la logique globale du projet philanthropique au-delà des actions sectorielles, mais également de mettre en évidence l’importance méconnue des fondations dans la vie scientifique française au cours du XXe siècle : l’analyse globale de l’action des fondations montre en effet que la plupart des grandes institutions françaises d’enseignement supérieur et de recherche ont bénéficié, à des moments différents et à des degrés divers, du financement philanthropique, depuis les universités jusqu’au Centre National de la Recherche Scientifique en passant par le Collège de France, l’Institut Pasteur, la Maison des Sciences de l’Homme ou encore la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Cette participation importante montre que le partenariat, parfois conflictuel, entre financement public et privé, est, contrairement à une idée reçue, une réalité ancienne et complexe en France. Pour autant, on se tromperait en pensant que la participation philanthropique est uniquement de nature financière. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que les fondations jouent aussi un rôle technique et intellectuel important, en établissant dès l’entre-deux-guerres des contacts suivis avec les pouvois publics français ou les organismes privés, et en s’insérant dans les réseaux scientifiques, administratifs et politiques, où elles se font souvent reconnaître comme des interlocutrices à part entière. Elles participent ainsi à la conception de projets et à la mise en place de dispositifs 1 On trouvera une présentation de l’abondante historiographie de la philanthropie dans Ludovic Tournès, La philanthropie américaine et l’Europe : contribution à une histoire transnationale de l’américanisation, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université Paris-I Panthéon Sorbonne, 2008, volume II, chapitre 1. halshs-00650461, version 1 - 10 Dec 2011 4 scientifico-administratifs tels que l’organisation de campagnes sanitaires, le financement pluriannuel de projets de recherche, la collaboration interdisciplinaire et inter-institutionnelle, ou encore la coordination de recherches collectives. De sorte qu’à bien des égards, elles jouent un rôle important dans la vie scientifique hexagonale pendant une partie importante du XXe siècle. Cette présence variée et de long terme dans le paysage intellectuel et institutionnel français conduit immanquablement l’historien à s’interroger sur un problème essentiel qui est au cœur de ce livre : celui de la confrontation entre un « modèle » français et des pratiques étrangères – ici américaines – d’autre part ; autrement dit, à s’interroger sur la notion d’américanisation. L’analyse de l’action des fondations est de ce point de vue intéressante, car elle invite avec insistance à repenser la notion d’américanisation telle qu’elle est encore utilisée par la majorité des historiens. La plupart des travaux historiques sur l’américanisation menés depuis les années 1970 ont été envisagés selon un cadre conceptuel largement inspiré, explicitement ou non, de l’anthropologie culturelle et notamment des études d’acculturation, cadre dominé par le tryptique diffusion/réception/réinterprétation1. Cette perspective se traduit le plus souvent par une approche naturalisée de la « culture » américaine conçue comme une totalité cohérente préalablement constituée à l’intérieur des frontières des États- Unis et dont la diffusion à l’extérieur intervient dans un second temps, dans une perspective à sens unique, en direction de cultures réceptrices dont il s’agit d’analyser la réaction à cette sollicitation extérieure. Dans cette perspective, le processus est, sauf exception, analysé de façon unidirectionnelle, comme si la culture américaine était intrinsèquement exportatrice et peu ou prou imperméable aux influences extérieures, et comme si les cultures nationales des autres continents étaient, symétriquement, intrinsèquement importatrices. De fait, dans la grande majorité des cas, les études sur l’américanisation se sont focalisées sur la réception par des cultures nationales d’objets venus des Etats-Unis. Pour avancer dans l’analyse historique de l’influence mondiale des Etats Unis, il importe de réviser cette perspective essentiellement diffusionniste et d’adopter une uploads/Management/ tournei-s-science-de-l-homme-fichier-source 1 .pdf

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  • Publié le Fev 28, 2021
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