189 Vers une poétique de l’anonymat urbain Anne Jarrigeon * Université de Paris

189 Vers une poétique de l’anonymat urbain Anne Jarrigeon * Université de Paris IV (CELSA), GRIPIC & Laboratoire « Communication et politique » (CNRS) L’anonymat urbain semble constitutif de la grande ville. Bien plus décrié que véritablement analysé, son fonctionnement au quo- tidien met en jeu de manière spécifique le corps, les apparences et la communication non verbale. Il s’agit ici de dessiner les pistes d’une véritable poétique de l’anonymat, à la croisée de l’anthropo- logie urbaine et de la sémiologie, et visant à interroger, au-delà de la simple présence des corps dans des espaces urbains particuliers, le statut du voir / être-vu contemporain. La rupture par rapport à la tradition physiognomonique dont relèvent souvent les études du corps communiquant, permet d’envisager une nouvelle forme de prise en compte du corps et de ses multiples médiations. Le corps et la ville n’y sont pas réduits à leur seule lisibilité, qui est articulée aux régimes du visible et du visuel, contribuant à façon- ner la discipline des regards et des corps dans les expériences triviales proposées par l’urbain. Des corps urbains (boulevard Haussmann, Paris) 1 * anne.jarrigeon-celsa@paris4.sorbonne.fr 1 Tous les clichés illustrant ce travail ont été réalisés par l’auteure. MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 190 Introduction L’anonymat urbain est tellement évident dans l’imaginaire associé à la grande ville qu’il n’est quasiment jamais interrogé. La nostalgie d’une sociabilité de type villageoise pousse bien souvent les sociologues et les ethnologues à analyser les logiques de quartier, la production de l’entre soi ou la construction de l’authentique. Ils privilégient le local et les mo- ments de convivialité à l’indifférence générale, considérée comme un fléau de la vie urbaine, selon une tradition remontant au XIXe siècle. Il n’est pourtant pas si simple de passer inaperçu selon les lieux de la ville, quand on est trop noir, trop blonde, handicapé ou simplement trop vieux. Le passage d’identités de reconnaissance à d’autres formes identi- taires, prises dans le ronronnement d’une soi-disant indifférence généra- lisée mérite qu’on s’y arrête un peu, et peut-être même qu’on aborde par là les phénomènes urbains contemporains. Colette Pétonnet avait ouvert la voie il y a une vingtaine d’années, en proposant un programme de recherche sur « l’anonymat comme pellicule protectrice » 1. Elle invitait les ethnologues à décrire cette forme particulière de réserve à l’égard d’autrui, rendant possible la vie individuelle au milieu de la multitude. Dans ces situations, le discours est moins absent qu’en retrait, laissant une place prépondérante au corps et à ce qu’il est convenu d’appeler la “communication non verbale”. On peut se demander à quoi tient le respect (ou non) des distances proxémiques, l’orientation des regards, le poids de certaines présences ou l’enchante- ment lié à d’autres. Que se passe-t-il entre les gens lorsque la foule semble se saisir des lieux ? Comment se construit la mise en visibilité réciproque des individus en situation d’anonymat ? Par quels processus de communication sont données à voir, et même à lire, des formes de singularité dans la masse ? Quel rôle jouent les stéréotypes liés au corps et à ses multiples médiations dans la structuration des interactions en public ? Fait de silence, ou se déroulant dans le bruit, l’anonymat a les apparences d’une sorte de “corps à corps urbain” relevant d’une véritable poétique. S’y jouent la possibilité d’une dilution de l’individuel dans le collectif, du surgissement du déterminé dans l’indéterminé, mais aussi la traversée du singulier, du geste singulier par exemple, par le non singulier, par le social et d’une certaine façon par l’histoire. C’est bien une poétique qu’il s’agit d’amorcer, non pas au sens des poètes 2 et des rhéteurs, ni tout à fait au sens de Pierre Sansot 3 qui accorde une importance cruciale aux rêveries des citadins et à 1 Pétonnet, Colette, 1987. « L’anonymat comme pellicule protectrice ». La ville inquiète. Le temps de réflexion. Paris : Gallimard, 256 pages 2 Encore que les poètes se soient souvent saisis des thématiques de l’anony- mat et la foule depuis le XIXe siècle, contribuant très fortement à la fabrica- tion de l’imaginaire urbain. 3 Sansot, Pierre, 1971. Poétique de la ville. Paris : Klincksieck, 423 p. Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon 191 l’expressivité des lieux, mais au sens étymologique de fabrication, d’entrecroisement de perspectives, d’objets, de pratiques et de signes produisant l’anonymat urbain quotidien. Chercher à saisir les infimes ajustements identitaires qui en constituent les rouages conduit, de fait, à aborder le corps de façon spécifique et à rompre avec la tradition clas- sique, visant à instaurer une grammaire du corps. La lisibilité des corps et les codes qui la construisent doit être située précisément dans le champ de la pratique interprétative quotidienne, et articulée avec le statut du visible dans les expériences proposées par l’urbain. J’évoquerai ici les conditions d’une approche communicationnelle du corps, à la croisée de la sémiologie, de l’ethnologie critique et de l’anthropologie visuelle, avant de déplacer la question des identités anonymes portées par les corps vers une économie plus générale des regards et des modes de voir dans l’espace public. Le corps en situation d’anonymat se présente comme un lieu important de production, de différenciation, et de confrontation des régimes de visibilité contemporains. Analyser son mode d’inscription dans les interactions, c’est placer au cœur de l’approche de l’urbanité contemporaine ce qui contribue à ordonner celle-ci et à lui donner forme : le regard, le voir, le visuel. Y est à l’œuvre une discipline des regards et des corps dont les implications politiques revêtent une impor- tance considérable sur les scènes d’exposition spécifiques que constituent les espaces publics urbains. Saisir le “corps à corps urbain” De la grammaire du corps Aborder le corps en contexte urbain, c’est chercher à le saisir non pas par ses techniques, comme y invite Marcel Mauss 1, mais plutôt à partir de la catégorie de l’espace. Il s’agit d’emblée de l’observer in situ, dans la densité de ses interactions avec les autres corps, mais aussi avec les cadres qui configurent ses expériences. Aborder le corps par le truche- ment de l’anonymat urbain et des formes d’extériorité sur lequel il repose, instaure une rupture par rapport aux innombrables théories sur le “langage du corps”, ayant servi de modèle aux analyses de la communi- cation non verbale. Ces travaux tournent presque tous autour d’un code nécessaire mais éternellement insatisfaisant pour décrire et “décrypter” la “rhétorique du corps”. Les recherches de la seconde moitié du XXe siècle s’inscrivent de ce point de vue dans la longue tradition physio- gnomonique remontant à l’Antiquité grecque et visant à instaurer une sorte de grammaire du corps expressif. Des théories d’Hippocrate à l’Institution Oratoire de Quintilien en passant par les écrits d’Aristote, de 1 Mauss, Marcel, 1966 : 362-386. « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie. Paris : PUF, 483 pages. MEI « Espace, corps, communication », nº 21, 2004 192 l’œuvre de Lebrun à celle de Lavater, des tentatives du Docteur Duchenne aux enseignements plus récents de Paul Ekman, ces travaux ont en commun de privilégier l’élaboration de codes interprétatifs et placent au cœur du problème l’impossible transcription du corps. Les approches fondées sur l’étude des interactions corporelles initiées par Efron, Birdwhistell ou Scheflen ont d’ailleurs elles-mêmes échoué, mal- gré leur impératif pragmatique, parce qu’elles aboutissaient finalement à des grammaires interactionnelles aussi rigides que les précédentes. 1 Il ne s’agit évidemment pas à partir de cette posture critique de produire une nouvelle typologie des éléments recou- verts par la catégorie de la gestualité, et encore moins d’élaborer d’autres grilles interprétatives, réduisant de toute façon le corps à sa lisibilité. Mais plutôt de sortir de cette tradition d’analyse du “langage cor- porel” et de s’ancrer dans les observa- tions des interactions corporelles. Au-delà de la figuration, l’interaction ? La mise en jeu du corps en situation d’anonymat dépasse pourtant la stratégie de présentation de soi en public, théo- risée si brillamment par Erving Goffman. Elle ne saurait être prise en compte seu- lement à partir de la référence au rôle du corps dans la communication interper- sonnelle. Elle relève bien plus, ou du moins tout autant, de processus de construc- tion, de circulation et d’appropriation des gestes. Ces mouvements impliquent une multi- tude de médiations – images ou disposi- tifs – qui construisent l’univers perceptif de la ville autant qu’ils façonnent l’imagi- naire du corps contemporain. La matéria- lité urbaine ne doit pas être négligée ou réduite à l’inertie d’un simple décor inter- changeable. Des formes architecturales aux images de publicités couvrant les murs, du mobilier urbain aux représentations figuratives de la renaissance, des illustrations de Top Santé 1 Ray Birdwhistel s’est d’ailleurs lui-même exprimé sur l’échec de son entre- prise dans un texte présenté par Yves Winkin (Winkin, Yves, 1981. La nouvelle communication. Paris : Seuil, 372 pages) Deux femmes, deux hommes, deux mannequins (rue Caumartin, Paris, 2004) Retour sur soi (boulevard Haussmann, Paris, 2004) Homme en noir avec mannequins, (Forum des Halles, Paris, 2004) Vers une poétique de l’anonymat urbain A. Jarrigeon 193 magazine uploads/Management/ vers-une-poetique-de-l-x27-anonymat-urbain 2 .pdf

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  • Publié le Jul 24, 2022
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