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Accueil -> Publications -> Articles -> Publication 3 3. Benetton : Discours sur le discours ou discours manipulateur ? Ces campagnes qui excluent l'indifférence, par Gilles Lugrin, mai 2000. Février 2000. Nos murs dévoilent la nouvelle campagne publicitaire de Benetton : 26 portraits de condamnés, attendant leur exécution aux Etats-Unis dans le couloir de la mort. Chaque affiche présente un détenu en uniforme carcéral, sur laquelle s'inscrit la fatale mention «Sentenced to death» («condamné à mort»). Comme l'indique le nom de cette campagne, «En regardant la mort dans les yeux», chaque condamné a été photographié alors qu'il regardait l'objectif. L'affiche précise également le nom du condamné, sa date de naissance, le crime qu'il a commis et le type d'exécution qui l'attend. Difficile enfin d’échapper à cette campagne, puisqu’elle profite de son habituel retentissement dans les médias, relais auquel nous participons ici même, à notre manière. Remise en question de la pratique publicitaire Benetton, par qui le scandale arrive Cette campagne est lancée au cœur de l’actuelle course à la présidence aux USA, dont la peine de mort semble être l’un des enjeux électoraux capitaux (G. Bush, candidat républicain à la présidence, vient de cautionner une exécution) ! La campagne s'approprie une valeur (dénoncer la peine de mort, militer pour les droits de l'homme) en tenant un discours engagé. Cette valeur, qui est en perpétuel débat (en particulier aux Etats-Unis, où l'opinion publique est, selon un récent sondage, à 71% favorable à la peine capitale), pourrait favoriser la formation d'une appréciation positive de la marque, en Italie et en Europe du moins... Oliverio Toscani, le célèbre photographe des campagnes atypiques et controversées de la firme de Trevise, dit vouloir apporter sa contribution au débat sur la peine de mort. Dans une interview publiée dans le quotidien Italy Daily, il réaffirme sa philosophie publicitaire : «Si la publicité rendait tout le monde heureux, elle ne serait qu'un acte hypocrite». Il s'oppose en cela explicitement à une autre philosophie, défendue notamment par l'un des plus grands publicitaires français, Jacques Séguéla. Selon ce dernier, la publicité doit «vendre du rêve, vendre du bonheur». Les publicités Benetton contestent cet emballage idéologique propre à la publicité : vendre du rêve. S'opposent ainsi deux conceptions du discours publicitaire. «Injecter le réel dans un modèle frelaté du bonheur !» Comment O. Toscani défend-il sa pratique publicitaire, son «shockvertising» Dans son ouvrage, La Pub est une charogne qui nous sourit (Hoëbeke, 1995), il avance un certain nombre de raisons qui l'ont poussé dans cette voie. Il dénonce notamment la publicité qui «ne vend pas des produits ni des idées, mais un modèle frelaté et hypnotique du bonheur». Selon lui, cette euphorie généralisée produit l'effet contraire : «la pub ne vend pas du bonheur, elle génère la déprime et l'angoisse. La colère et la frustration». Dans une interview accordée au CB News, il réaffirme ainsi sa volonté de sortir d'une «pensée unique» qu'il critique explicitement : «Le consensus de tout le monde ne m’intéresse pas. Ce qui me fait peur, c’est l’acceptation aveugle du conformisme». Dans cette perspective, la publicité semble devoir se redéfinir et se repositionner dans l'ensemble des codes sociaux. Pour se faire, les campagnes Benetton créent intentionnellement un conflit dans l'opinion publique. L'objectif avoué de Toscani est de polariser les opinions dans le but de susciter des polémiques : «L’important, c’est de créer le débat, d’avoir une incidence sur le tissu social», explique-t-on à Ponzano V eneto. Et de ce point de vue, est-ce réussi ? Y a-t-il débat sur la peine de mort ou débat autour de Benetton… plus intéressant pour la marque ! Des slogans énigmatiques Toute la campagne Benetton se base sur la promotion d'une image de marque inscrite dans le social, en partant du constat que «cet immense espace d'expression, d'exposition et d'affichage, le plus grand musée vivant d'Art moderne, cent mille fois Beaubourg et le musée d'Art contemporain de New Y ork réunis, ces milliers de kilomètres carrée d'affiches placardées dans le monde entier, ces panneaux géants, ces slogans peints, ces centaines de milliers de pages de journaux imprimées, ces millions d'heures de télévision, de messages radio, restent réservés à cette imagerie paradisiaque imbécile, irréelle et trompeuse. Une communication sans aucune utilité sociale». Tel serait selon O. Toscani le gaspillage de la publicité traditionnelle. Cette position est partagée par le reporter-photographe Patrick Robert (auteur des photographies du Libéria pour les campagnes Benetton). Pour lui, «l'espace publicitaire est une occasion inespérée de pouvoir dévoiler au grand jour les violences et la souffrance du monde». United Colors of Benetton Le slogan de la marque, United Colors of Benetton, est révélateur de la stratégie publicitaire Benetton : s'approprier ce qui nous entoure et qui marche. Si la première partie du slogan fait explicitement référence à la tolérance ethnique (mélange des couleurs, des différences culturelles), elle institue en même temps un rapprochement avec la formule nominative des Etats-Unis, United States of America. La deuxième partie du slogan évoque une tentative de création d'un nouveau monde à partir de la tolérance multi-culturelle, sous la coupole blanche de la marque italienne Benetton. Le slogan lui-même ancre ainsi des indices politiques dans une réalité extra-publicitaire. Les campagnes Benetton, fondées sur le registre de la provocation, vont petit à petit parvenir à s'instituer comme des «faits de société» systématiques et sortir ainsi du monde de la publicité pour entrer dans celui de la réalité sociale. En regardant la mort dans les yeux La force de cette campagne et les réactions qu'elle génère proviennent sans doute de ces regards, les yeux dans les yeux. Regards qu'on ne désire pas croiser, la société préférant, si on suit Toscani, dissimuler ces visages. Le puissant tabou de la mort interpelle et dérange. Mais qu'est-ce qui est transgressé «en regardant la mort dans les yeux» ? Ces yeux sont-ils ceux de ces morts encore vivants dont la souffrance serait ainsi exhibée dans la rue ? Ou est-ce au contraire ces condamnés qui regardent la mort du fond de leur couloir ? Ou, enfin, ces condamnés interpellent-ils le regard de leurs bourreaux que nous sommes, nous-mêmes devenant ainsi l'incarnation de leur mort promise ? Cette dernière interrogation nous place face à l'incertitude de l'identité de la véritable victime. Thierry Herman & G illes Lugrin Lever le voile sur les visages de ceux que notre monde dissimule Le thème du «death row» n'est pas nouveau chez Benetton. La peine de mort avait déjà été exploitée dans une campagne précédente (automne-hiver 92-93), dans laquelle était présentée une chaise électrique vide, accompagnée du logo de la marque. La nouvelle campagne donne aujourd'hui un visage humain à cette chaise électrique et, ce faisant, elle interpelle plus violemment notre sensibilité, nos émotions. ComAnalysis - Publication 3 18.03.2013 http://www.comanalysis.ch/ComAnalysis/Publication3.htm 1 / 3 Dans cette dernière campagne, plus que jamais, il révèle «les visages de ceux dont le monde entier dissimule l'existence». Après avoir introduit la polémique dans le discours publicitaire, O. Toscani y injecte le réel. Pour reprendre les termes de Ph. Sohet, professeur à université du Québec à Montréal, le scandale Benetton naît bien souvent dans l'écart et la mise en évidence de valeurs co-présentes dans notre société. Mais l'utilisation d'images journalistiques ajoute une tension supplémentaire : «Ce qui est décrié par certains n'est plus tant le montré, ni davantage l'évoqué, mais le malaise devant une juxtaposition, la cohabitation de deux univers de discours généralement imperméables l'un à l'autre : l'univers publicitaire et l'univers journalistique». Alors que, jusque-là, la publicité fonctionnait sur des images idéalisées et irréelles (pensez aux grandes sagas des années 80), Toscani offre une image dramatique de la réalité. On peut ainsi observer que la plupart des messages publicitaires verrouillent plutôt l’accès à la réalité car lorsqu’ils ne le font pas (dont l'exemple typique est Benetton), on les condamne. Ce ne sont pas tant les images elles-mêmes que le décalage entre discours publicitaire et discours journalistique qui pose problème. Pour O. Toscani lui-même, «le télescopage d'une image d'actualité et du ronron édulcoré des pubs déclenche tout à coup la réflexion, rompt la passivité». Nous sommes bien face à un croisement de genres. Les affiches Benetton, avant de déclencher le débat sur le racisme, la guerre ou le sida, stimulent la réflexion sur le discours publicitaire et l'exploitation médiatique des images. Le poids d'un logo Cette longue controverse, qui dépasse largement le milieu publicitaire et qui trouve ses prolongements aussi bien dans la sphère universitaire que dans la sphère publique, soulève toujours la question de savoir si l'on est en droit de tout faire en publicité. Si cette interrogation peut être tout à l'honneur de l'entreprise, un élément, présent dans toutes les campagnes Benetton, pose pourtant problème : son logo (certains masquent le logo par une bande de couleur et transforment ainsi l'affiche en affiche politique…). Paradoxalement, l'absence de la représentation du produit (Benetton, rappelons-le, vend ici des habits) renforce encore cette présence. Le discours militant fonctionne essentiellement sur le principe du cliché- vérité, mettant en évidence une préoccupation éthique. Le logo Benetton opère dès lors un déplacement du uploads/Marketing/ comanalysis-publication-3 1 .pdf
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- Publié le Fev 10, 2021
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