Le marketing et le concert de la critique in Golsorkhi D., Huault I. & Leca B.
Le marketing et le concert de la critique in Golsorkhi D., Huault I. & Leca B. (dir.) Les études critiques en management. Une perspective française. Québec : Les Presses Universitaires de Laval, 2009, 99-132 Gilles Marion Prof. émérite EMLYON Business School 23, avenue Guy de Collongue BP 174, 69132 Ecully Cedex marion@em-lyon.com L’auteur remercie vivement Pierre-Yves Gomez pour ses amicales observations effectuées sur une première version de ce chapitre. 1 La récente publication d’un ouvrage entièrement dédié aux approches critiques du marketing témoigne de la vigueur d’un tel courant mais aussi de ses tâtonnements et de ses contradictions (Saren, Maclaran, Goulding, Elliot, Shankar, Catterall 2007). Beaucoup de ses auteurs ont fréquenté la conférence internationale consacrée aux Critical Management Studies qui, depuis 1999, est organisée tous les deux ans en Grande Bretagne. Pour autant, il ne leur est pas facile de définir simplement ce que sont les études critiques du marketing ou ce que devrait être son approche critique. L’homme de la rue suivra volontiers Sheth et Sisodia (2005 : 12) qui attendent que soit résolue sa contradiction fondamentale : « le marketing affirme être le représentant du client dans l’entreprise mais, la plupart du temps, il demeure le représentant de l’entreprise auprès du client, utilisant toutes les astuces pour faire en sorte que le comportement du client soit conforme aux intérêts bien compris de l’entreprise ». Certains indiqueront que tout enseignant-chercheur est présumé adopter une posture réflexive et critique vis-à-vis de sa discipline. D’autres souligneront que l’emploi du mot critique vise à signaler que l’auteur souscrit à une théorie radicale qui s’efforce de dévoiler et dénoncer les rapports de force qui sous-tendent toute pratique managériale. Certains postmodernes considéreront que l’épuisement des “grands récits” rend cette tâche un peu vaine, tandis que d’autres, tout aussi postmodernes, viseront au contraire des buts émancipateurs en cherchant à modifier les idéologies. Pour ma part, je vais considérer, comme l’ont fait Boltanski et Chiapello à propos de l’esprit du capitalisme (1999), la relation dynamique entre les tenants du marketing et ses critiques en prenant au sérieux les raisons des uns et des autres. J’examinerai les arguments de ceux qui mettent le marketing et les marketers à l’épreuve et, en retour, les justifications utilisées par ces derniers pour préserver leur légitimité. Une critique cohérente du marketing n’est pas si aisée. D’abord parce que chacun d’entre nous bénéficie, ou croit bénéficier, de l’économie de marché. Ensuite parce que la critique débouche très rapidement sur de vastes enjeux de société dans la mesure où le marketing est l’un des vecteurs de la marchandisation du monde. Enfin, parce que le marketing, comme l’esprit du capitalisme, se nourrit de la critique, la récupère et se transforme sans cesse, ce qui a pour effet de relancer la critique sur d’autres voies. C’est pourquoi il faut s’intéresser non seulement à la diversité des critiques, mais aussi à la critique de la critique, la récupération de la critique, et les effets de ce recyclage sur sa relance. Je vais examiner la diversité et les oppositions de ce concert critique, puis définir ce que peut être une autocritique réformiste du marketing afin de repérer les responsabilités des praticiens, des enseignants, des chercheurs et des consommateurs. Tout au long de ces pages, l’objet de l’analyse ne sera pas l’échange marchand en général, mais la forme particulière que lui donne, depuis environ un siècle, ceux qui au travers du “travail marchand” font “marcher” les marchés. LA CRITIQUE RADICALE La critique radicale puise largement dans l’école de Francfort (Horkheimer et Adorno, 1947) pour mettre en cause la standardisation des objets et des besoins, la production de masse, les médias de masse et, finalement, ceux « qui organisent le système et le contrôlent » (1947 : 171). Dernièrement, le Groupe Marcuse1 (2004) a repris cette perspective afin de réactiver la critique de la publicité, du marketing et du “système”. Écoutons cette dénonciation. Selon nous, dit le Groupe Marcuse, la publicité est : 1) au service d’une poignée de grandes firmes qui cherchent à étouffer toute concurrence ; 2) un système qui s’auto-entretient 1 Groupe Marcuse pour : Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Economie. 2 à coups de surenchères ; 3) un accélérateur d’une dynamique économique que personne ne maîtrise (le capitalisme et l’économie de marché) ; 4) une pseudo information qui vise à manipuler et persuader et non à énoncer la vérité ; 5) un déferlement quotidien de messages qui se gravent inconsciemment dans notre esprit ; 6) un agent qui modifie les valeurs sociales en faisant appel à l’individualisme et au matérialisme ; 7) une dissimulation systématique des coulisses industrielles des marchandises ; 8) une manière de rendre les médias dépendants des annonceurs. Et il ajoute, nous dénonçons aussi le marketing, agent de la différenciation des produits qui vise à écouler les surplus de la production de masse. Avec Galbraith (1958) nous soutenons l’idée d’une « filière inversée » où l’offre régule la demande et où disparaît la souveraineté du consommateur. L’échange marchand ne vise pas la satisfaction des besoins du client mais l’accumulation des profits du fournisseur. Nous ne condamnons pas l’échange en tant que tel, mais une logique de valorisation sans fin. Chacun consomme pour affirmer son identité et se distinguer des autres au travers de signes (Baudrillard, 1968, 1970). L’envie, le caprice, la curiosité, la recherche de confort et d’évasion favorisent la production de nouveaux besoins, qui n’existent que parce que le système en a besoin (Baudrillard, 1969, 1972). La publicité et le marketing alimentent un système plus large qu’il faut dévoiler et dénoncer : la société marchande et sa croissance dévastatrice. L’impératif de croissance est consubstantiel à une économie capitaliste qui ne peut ni stagner, ni reculer durablement. C’est pourquoi celle-ci exerce son pouvoir sur notre quotidien en combinant le consumérisme2 et le productivisme. Ces systèmes (publicitaire, marketing et capitaliste) ont pour effet d’encourager une forme de croissance aux multiples effets nocifs : surconsommation de marchandises industrielles, déchets, nuisances, standardisation des esprits et des corps, désert matériel et spirituel, décomposition des solidarités. Il s’ensuit une indifférence et une passivité accrue de chacun vis-à-vis de notre monde. Certes, nous connaissons les contre arguments éculés, mais nous les réfutons : 1) « sans croissance pas d’emplois » ; est un chantage que nous dénonçons comme une préoccupation de court terme aux dépens des conditions de vie futur ; 2) « vous êtes des contestataires pessimistes », non, nous sommes lucides vis-à-vis du futur ; 3) « vous croyez encore au mythe du bon sauvage » ; non, nous voulons évaluer tout autant les innovations que les héritages ; 4) « vous voulez étatiser l’économie » ; non, pour nous capitalisme et “socialisme” sont deux variantes de l’idéologie productiviste et de la « société du spectacle » (Debord, 1969), même si nous reconnaissons que l’économie de marché a su promouvoir l’accumulation de richesse mieux que son adversaire, l’économie centralement planifiée. Certes, nous acceptons des compromis car notre vie quotidienne dépend de ces systèmes. Mais, ces compromis doivent conduire à vivre autrement, c’est-à-dire travailler et consommer différemment (moins et mieux). Nous appelons les citoyens à exercer une critique militante de la publicité, des médias de masse, de l’urbanisme, etc. Comme “Casseurs de pub”, version française de Adbusters3, nous nous associons à des actions telles que “La rentrée sans marques”, “La journée sans achat”, “La semaine sans télé”, voire à des opérations de sabotage. 2 Consumérisme est entendu ici dans l’acception internationale : une attitude, une idéologie et des styles de vie qui accordent une importance centrale à la consommation et témoignent d’un attachement excessif aux jouissances matérielles (matérialisme). Á la différence de l’acception, strictement française, qui désigne par “consuméristes” les mouvements qui s’opposent au pouvoir des producteurs et des distributeurs afin d’assurer collectivement la protection, voire la défense, des consommateurs et qu’aux États-Unis on appelle anti-consumerism. Selon moi, le consumérisme apparaît au sein de la société de consommation, c’est-à-dire au XXe siècle puisqu’auparavant on ne connaissait pas la consommation de masse. Mais cette périodisation diffère de celle des historiens qui voient son émergence en Europe au XVIIe ou au XVIIIe siècles. 3 www.casseursdepub.net, www.adbusters.org 3 FAIBLESSES DE LA CRITIQUE RADICALE Plusieurs arguments de la critique radicale sont sans aucun doute pertinents : la grande entreprise comme agent idéologique, le marketing comme ensemble de techniques d’évitement de la concurrence, le concert inaudible de la publicité, le gaspillage des ressources... Mais elle comporte aussi des contradictions et des raccourcis qui jettent la suspicion sur l’ensemble du dossier. Ainsi, par exemples : si d’un côté elle souligne que les grandes entreprises étouffent la concurrence, de l’autre elle affirme que plus personne ne maîtrise la dynamique économique ; ou encore, si d’un côté elle considère que les consommateurs sont aliénés, de l’autre elle cherche à les mobiliser. Quelles sont, selon moi ses faiblesses ? C’est une critique en surplomb des acteurs. Affirmer que la souveraineté du producteur se substitue à la celle du consommateur est un argument aussi discutable que la proposition inverse. Parfois les marketers uploads/Marketing/ mkgetconcert-critique.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
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