DÉFINITIONS ET FONCTIONS DE LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE par Mar

DÉFINITIONS ET FONCTIONS DE LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE par Marie-Dominique COUZINET Dans le livre publié en 1547 sous des titres dans lesquels revient l’expression « Institution du (d’un) prince », Guillaume Budé s’adresse à François Ier en français – le roi ne connaît pas le latin – pour lui délivrer des conseils et des enseignements politiques qu’il puise dans l’histoire grecque et romaine, en particulier dans les Apophtegmes de Plutarque dont il donne à cette occasion une première traduction française 1. Ce texte, initialement rédigé au début de 1519, probablement pour être lu devant le roi, a connu une importante diffusion manuscrite dans les milieux de la cour et de l’aristocratie française. Budé y lance, à l’adresse du nouveau souverain, un appel insistant et argumenté au mécénat en faveur des savants et formule une proposition politique et une politique culturelle 2. Le texte initial se trouve dans un manuscrit conservé à l’Arsenal, et dans huit autres manuscrits comportant des additions insérées entre 1519 et 1522, outre les trois éditions du xvie siècle. Christine Bénévent a établi, contre l’autorité de Louis 1. Voir Luigi-Alberto Sanchi, « Budé et Plutarque : des traductions de 1505 aux Commentaires de la langue grecque », dans Moralia et œuvres morales à la Renaissance. Actes du colloque international de Toulouse, 19-21 mai 2005, éd. Olivier Guerrier, Paris, 2008, p. 91-108. L’Institution du prince est le seul texte écrit en français par Budé, avec l’Epitome du De Asse. 2. « Et ferez poètes et orateurs comme vous faites comtes et ducs, en leur inspirant vertu d’éloquence par votre libérale bénignité, ainsi que au temps passé faisaient les princes de Rome en soi portant tuteurs des disciplines libérales » ; transcription du manuscrit BNF, fr. 23074 (ms. G), Épître dédicatoire, f. 3v, dans Christine Bénévent, Habilitation à diriger les recherches, Université Sorbonne nouvelle-Paris 3, 13 janvier 2018, vol. II/1 : édition critique de l’Institution du prince de Guillaume Budé, p. 89. Désormais désigné comme « ms. G ». On a rétabli l’orthographe moderne. Marie-Dominique Couzinet 44 Delaruelle, et après avoir écarté l’édition remaniée par Jean de Luxembourg qui est la plus connue, que les ajouts à la version courte du manuscrit (manuscrit A), longtemps considérée comme la seule attribuable de façon certaine à Budé, sont bien de son fait. L’édition critique du texte qu’elle doit publier étant encore en préparation, mon propos s’appuie sur une version « longue » intermédiaire, constituée par la transcription du manuscrit G telle qu’elle résulte des additions successives. Celles-ci rendent l’argumentation sinueuse en regard de la version initiale de l’ouvrage (ms. A), comme c’est le cas pour les Essais de Montaigne, mais elles ont l’avantage de susciter des lieux parallèles qui s’éclairent réciproquement. Une des difficultés de mon entreprise est qu’elle a tendance à simplifier la pensée de Budé dont elle ne saurait suivre les méandres. Je dois à Christine Bénévent et à Luigi-Alberto Sanchi de m’avoir généreusement fourni le texte ainsi que plusieurs travaux qu’ils ont l’une et l’autre consacrés à l’Institution du prince 3. L’ouvrage se présente comme un miroir du prince rédigé en vernaculaire, accordant une large place à un florilège 4. L’épître dédicatoire au roi François Ier (3 feuillets) est suivie par un long « Prologue » argumenté (14 feuillets) dont les motifs sont repris sur différents registres dans les deux parties inégales qui suivent et dont la trame est essentiellement fournie par l’hypotexte, comme l’a montré Christine Bénévent : une sélection tirée des textes sapientiaux, L’Ecclésiaste, L’Ecclésiastique et les Proverbes (« Proverbes de Salomon », 9 feuil­ lets), suivie d’un recueil d’Apophtegmes de Plutarque, ou « Livre des sentences et dits compendieux », correspondant « temporel » de la leçon « spirituelle » des Proverbes de Salomon 5, section cinq fois plus longue que la partie précédente (127 feuillets). Elle peut se structurer, si l’on suit les divisions introduites par Christine Bénévent, en « Apophtegmes en faveur des lettres », « Apophtegmes de Macédoniens », « Apophtegmes de Romains » et « Derniers apophtegmes ». La moisson de Budé s’étend bien au-delà de ces deux références principales, 3. Christine Bénévent, « L’image de François Ier dans les différentes versions de l’Institution du prince de Guillaume Budé », dans Cahiers d’Humanisme et Renaissance, t. 141, s. d., p. 501- 560 ; Christine Bénévent et Malcom Walsby, « Les premières éditions imprimées de l’Institution du prince de Guillaume Budé : une histoire à réécrire », dans Histoire et civilisation du livre, 2015, no 11, p. 239-275 ; Bérangère Basset et Christine Bénévent, « Les apophtegmes de Plutarque et la tradition des miroirs du prince au xvie siècle : l’exemple de l’Institution du prince de Guillaume Budé », dans Littératures classiques, t. 84, 2014, p. 63-96 ; Luigi-Alberto Sanchi, « La bibliothèque de Guillaume Budé », dans Arts et Savoirs, t. 10, 2018, p. 1-23, en ligne : https://journals.opene­ dition.org/aes/1273 ; Marie-Madeleine de La Garanderie, Guillaume Budé, philosophe de la culture, éd. posthume établie par Luigi-Alberto Sanchi, Paris, 2010. 4. « Or de ce registre dessus dit et d’histoire, j’élirai aucuns dits notables des rois et princes anciens et autres personnages du calibre dont on devrait prendre les gouverneurs des provinces et autres ayant grosse administration sur le commun et qui sont chefs de conseil, comme si j’étais en un grand pré verdoyant et fleuri [etc.] » ; ms. G, « Prologue », f. 39v. 5. Ibid., « Apophtegmes en faveur des lettres », f. 58. 45 LA PHILOSOPHIE DANS L’INSTITUTION DU PRINCE qui restent néanmoins les deux sources fondamentales de son enseignement. Il soutient la thèse d’un oubli de la gloire de la France, faute de libéralité des rois dans le choix de lettrés éloquents qui auraient consigné leur mémoire par écrit. Il argumente que c’est en rétablissant l’honneur perdu des lettres 6 que le roi rendra son honneur à la monarchie de France et qu’il obtiendra, à titre personnel, la gloire posthume et le salut éternel. I. — Philosophie et sagesse Dans la plaidoirie de Budé en faveur de la « science lettrée », la philosophie occupe une place importante qu’il convient de préciser. Elle relève de la première source d’enseignements, l’histoire, comme en témoigne l’injonction à laquelle Budé répond en rédigeant l’Institution du prince : L’auteur du Livre des Proverbes qui a colligé les dits de Salomon, dit que les hommes sages, mêmement les rois et grands princes, doivent colliger, en lisant les histoires anciennes, les faits et dits mémorables et exemples ayant insigne autorité […] des princes et philosophes renommés par les historio­ graphes anciens, et aussi des exemples et sentences de l’écriture canonique, et de ce en faire […] des livres et traités en bonne et due forme pour leur servir de mémoires et enseignements 7. Alors que les dits de Salomon viennent du ciel – comme les eaux célestes recueillies par la citerne des Proverbes (« Bois l’eau de ta citerne » 8) –, l’histoire offre un enseignement d’origine humaine et de nature « temporelle », par « les faits et dits mémorables » des princes et des philosophes. Budé part de la consta­ tation suivante : « De l’excellence et estimation de sapience, tous les livres en sont pleins, tant des Gentils que des Hébreux et Chrétiens » 9. Et il propose l’exégèse suivante d’un passage des Proverbes (iii, 15-16) sur la sapience comme le bien incomparablement le plus précieux : Par sapience spirituelle on a intelligence des biens éternels et de la vie qui est à venir dans l’autre siècle ; par sapience mondaine on acquiert opulence de biens et renommée glorieuse, qui est le dernier limite de cupidité et amortis­ sement de désir et la fin à laquelle ont tendu tous les grands rois et empereurs […] et toute industrie et excogitation humaine 10. 6. Ibid., « Proverbes de Salomon », f. 54. 7. Ibid., « Derniers apophtegmes », f. 149v. 8. Ibid. 9. Ibid., « Prologue », f. 15v. 10. Ibid. Marie-Dominique Couzinet 46 Il faut donc distinguer sapience spirituelle et sapience mondaine ou philoso­ phique ; spirituel et temporel ; souverain bien chrétien et souverain bien païen, comme le fait clairement Budé lui-même, lorsqu’il conclut le prologue sur les apports spécifiques de la lecture de l’histoire : Et afin que je parle des choses temporelles pour le présent […], il me semble tant par ce que j’ai appris par lecture des livres grecs et latins, que aussi par l’inclination et proclivité de courage que je puis voir et connaître en tout homme de grand cœur et de haut vouloir, que nous n’avons rien si estimé ni si recommandé à toutes les puissances de l’âme – quant est des choses tem­ porelles – que l’honneur en la vie et renommée après la mort 11. Les livres grecs et latins, au même titre que les grands hommes, donnent une première leçon de philosophie qui réside dans le mépris de la mort au profit de la gloire : si Tite Live, « à bon droit estimé prince des historiographes latins [est] uploads/Philosophie/ 06-couzinet-ep-dc.pdf

  • 39
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager