Interviews 171 Le rapport entre la philosophie et la théologie (Entretien avec
Interviews 171 Le rapport entre la philosophie et la théologie (Entretien avec Jean Greisch * et réalisée par Tudor Petcu) TP : Tout d’abord, je vous prie de m’expliquer brièvement quelles sont à vos yeux les spécificités de la théologie par rapport à la philosophie. Peut-on parler d’une vocation philosophique de la théologie, voire d’une théologie philosophique? JG: Je voudrais d’abord vous remercier d’avoir bien voulu m’accorder cet entretien sur une question qui accompagne mon itinéraire intellectuel depuis ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, tout en ne cessant de se trans- former, comme j’essaie de le montrer dans mon ouvrage actuellement sous presse : Vivre en philosophant. Expérience philosophique, exercices spirituels et thérapies de l’âme. Il importe d’abord de bien nous entendre sur ce que vous appelez « vocation philosophique de la théologie » et « théologie philosophique », deux notions qui n’ont que très peu de choses en commun. La première question, celle de la « vocation philosophique de la théologie », concerne le statut de la théologie chrétienne, plus précisément ce qu’on appelle de nos jours « théologie fondamentale » : oui ou non, la théologie chrétienne peut-elle se comprendre, sans faire appel, d’une manière ou d’une autre à la philosophie? La deuxième question, celle de la « théologie philosophique », concerne le statut de la philosophie et la manière dont elle gère, ou contourne la question de Dieu. « Comment le dieu entre-t-il dans la philosophie comme telle ? », se demandait Heidegger dans son célèbre article sur la « constitution onto- théologique de la métaphysique ». Peu importe si l’on ratifie la définition heideggérienne de l’onto-théologie ou non, le fait est que, depuis ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, la philosophie a généralement estimé que la question de Dieu fait de droit partie de son champ d’investigation. * Né en 1942 à Koerich (Luxembourg), est prêtre de l’Église catholique. Il enseignait la philosophie à la Faculté de Philosophie de l’Institut catholique de Paris, dont il fut le Doyen de 1985 à 1994. Il fut également directeur du 3e cycle de la Faculté, où il dirigeait le Laboratoire de Philosophie herméneutique et de phénoménologie. Directeur de la « Collection philosophie » aux Éditions Beauchesne (19 volumes parus). Son champ de recherche est la philosophie herméneutique contemporaine et la philosophie de la religion. Il est spécialiste de Heidegger et Ricœur. En 2013, l'Académie française lui décerne le Prix La Bruyère. Faculté de Philosophie de l’Université de Bucarest, email: petcutudor@gmail.com. Interviews 172 Dans mon ouvrage récent : Du Non-autre au Tout autre, j’ai tenté de relire l’histoire de la philosophie moderne, de Nicolas de Cuse jusqu’à Heidegger et Derrida, dans cette optique. Mais revenons d’abord à la question de la vocation philosophique de la théologie. Dans mon propre itinéraire philosophico-théologique, l’année décisive à cet égard fut l’année universitaire 1965/66 au cours de laquelle je suivais le cours de métaphysique d’Emmerich Coreth à la Faculté de théologie de l’Université d’Innsbruck en Autriche, tout en m’initiant à Hörer des Wortes de Karl Rahner, dont j’ai récemment préfacé la nouvelle traduction française. 17 On ne peut, stricto sensu, parler de « vocation » que dans un contexte de parole adressée à quelqu’un, sommé de répondre. Si nous définissons, comme le suggère Rahner, la « religion » comme « simple écoute de la libre parole révélée de Dieu lui-même », la question du rapport de la « philo- sophie » et de la « théologie » devient celle de savoir si l’homme peut, et « en quel sens, découvrir en lui une “oreille” le disposant à écouter une possible révélation venant de Dieu, avant même d’avoir de fait entendu cette révélation ». Emboîtant le pas d’Aristote, de Thomas d’Aquin et de Heidegger, Rahner soulignait que l’âme est « d’une certaine manière tout » (anima est quodammodo omnia). Si « l’homme est esprit, situé de par son essence devant le Dieu inconnu, devant le Dieu libre, dont le “sens” ne peut pas être déterminé à partir du sens du monde et de l’homme », l’âme ou l’esprit ne sont pas des faits de nature, mais riment avec l’historicité. Même quand Dieu ne dit rien ou quand l’homme croit que Dieu « ne lui dit plus rien », son silence demeure une parole, comme le souligne le magnifique recueil de prières : Worte ins Schweigen du même Rahner qui m’accompagnait dans mon année d’études en théologie fondamentale à l’Université d’Innsbruck. La question directrice de Hörer des Wortes : « peut-on, dans une réflexion métaphysique, déterminer à bon droit l’homme dans son essence comme celui qui doit attendre, dans son histoire, une révélation possible de ce Dieu que la métaphysique lui montre comme l’inconnu par essence ? », a une portée existentielle et pas seulement purement intellectuelle. Même si Rahner ne met pas en question la scientificité de la théologie et de la métaphysique, pour lui, ni l’une ni l’autre discipline ne sont un luxe intellectuel, une sorte de « violon d’Ingres » dont on peut jouer au gré de ses humeurs. La question cruciale de l’« anthropologie métaphysique » de Rahner : « qu’est-ce que l’homme, cet étant qui doit écouter, ou mieux encore, doit tendre l’oreille, dans son histoire, à une révélation qui pourrait venir du 17 Karl Rahner, L’auditeur de la parole. Ecrits sur la philosophie de la religion et sur les fondements de la théologie, Œuvres 4, Paris, Ed. du Cerf, 2013, pp. 7-20. Interviews 173 Dieu qui dépasse le monde et qui est libre ? », emprunte le long détour d’une « ontologie générale », qui a la forme d’une « ontologie de la potentia obædentialis à une libre révélation de Dieu ». L’homme, compris méta- physiquement, « est cet étant qui, dans son histoire, tend l’oreille vers la parole du Dieu libre. Ainsi seulement il est ce qu’il doit être ». Il me semble que nous sommes aujourd’hui invités à repenser chacun des termes contenus dans cette thèse de Rahner. Je propose d’entendre le terme de « potentia » en un sens analogue à la « phénoménologie de l’homme capable » sur laquelle Paul Ricœur achevait son œuvre philosophique. Dans la longue liste des capacités humaines (ou des « capabilities » au sens de Martha Nussbaum et d’Amartya Sen), l’écoute, sous-entendue dans la définition de l’homme comme « sujet capable d’écouter une révélation et de lui offrir le oui de tout son être », écoute qui est en même temps une obéissance, est certainement l’une des capacités les plus étranges, mais aussi, d’après Rahner, la plus fondamentale de toutes. Pour bien des sourds-muets spirituels, c’est là une parole dure à entendre et même pour ceux qui l’acceptent, elle peut prêter à malentendu, si on oublie que la réflexion sur la « vocation philosophique de la théologie » est inséparable d’un discernement critique. L’historicité est un trait constitutif de notre être-au-monde, car ce n’est pas accidentellement, mais essentiellement, que nous fondons notre existence sur des événements historiques dont nous ne cessons d’interroger la signification. Ni le relativisme historique, ni le scepticisme historique n’en viendront jamais à bout. La « vocation philosophique » de la théologie compris en ce sens, est nécessairement également une « vocation ontologique », ce qui ne veut pas dire que la théologie doive se convertir en ontologie pour être philoso- phiquement respectable. Il faut simplement prendre acte du fait que, de toutes les questions que l’homme peut se poser, celle de l’être est la plus essentielle, c’est-à-dire la plus nécessaire, et, par le fait même, également la plus « questionnable ». Si nous nous la posons, ce n’est pas parce que l’être fait partie des innombrables objets de notre curiosité théorique, mais parce qu’elle s’impose à nous, la plupart du temps indirectement et explicitement mais parfois aussi explicitement. Pour l’homme en tant qu’il est esprit, l’être est fondamentalement lumineux. En parlant d’une « luminosité de l’être », Rahner fait écho aux nombreux auteurs médiévaux qui interprètent le verset psalmique : « Dans ta lumière nous verrons la lumière », en un sens ontologique, comme le font Thomas d’Aquin et Avicenne, aux yeux de qui l’être est le premier intelligible (primum quod cadit in intellectum), c’est-à-dire le garant ultime de toute intelligibilité. Interviews 174 Si l’être en soi (y compris l’ensemble de ses manifestations : la vie, l’agir, la volition et la décision), est « lumineux », c’est-à-dire intelligible, si donc tout ce qui peut être peut être compris, du moins en principe, l’irrationalisme n’a plus aucune « raison d’être » et « l’onto-logie » mérite bien son nom. Parce que la question de l’être est la « plus catholique » (c’est-à-dire la plus universelle) de toutes les questions, la seule capable de donner un sens précis au « quodammodo omnia », la capacité de s’enquérir de l’être comme tel, en sa totalité, procure à l’anthropologie son fondement métaphysique : l’homme est le seul étant qui, par essence, est obligé de se poser la question du sens de l’être et qui, en affrontant cette question, découvre sa propre « uploads/Philosophie/ 16-interview-2.pdf
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- Publié le Aoû 02, 2022
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