C. R. Acad. Sci. Paris, t. 332, Série I, p. 85–90, 2001 Commémoration/Commemora

C. R. Acad. Sci. Paris, t. 332, Série I, p. 85–90, 2001 Commémoration/Commemoration Le centenaire de l’intégrale de Lebesgue Jean-Michel BONY, Gustave CHOQUET, Gilles LEBEAU Résumé. À l’initiative de la section de Mathématiques de l’Académie, les Comptes rendus souhaitent commémorer la publication de la première Note de Lebesgue sur la théorie de l’intégration. Nos confrères J.-M. Bony, G. Choquet et G. Lebeau ont bien voulu se charger des commentaires. Nous les en remercions très vivement. Ph.G. Ciarlet et B. Malgrange 2001 Académie des sciences/Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS Voici à peine plus de cent ans qu’est né le couple « mesure, intégration » devenu très vite le socle inébranlable de l’Analyse mathématique. Si l’on ne devait retenir que les pages fondatrices de ces deux outils ce serait, pour la mesure, les pages 46 à 50 des Leçons sur la théorie des fonctions (1898) d’Émile Borel ; et pour l’intégration la Note de Henri Lebesgue reproduite ci-dessous. Dans la partie de ses Leçons de 1898 intitulée « Les ensembles mesurables», Borel dit clairement que son but est d’attribuer une mesure à des sous-ensembles du segment [0,1] plus généraux que des sous- intervalles, et engendrés à partir de ceux-ci par des opérations de réunion dénombrable ou de passage au complémentaire; simultanément il demande que la mesure de ces sous-ensembles (nommés plus tard mesurables B par Lebesgue) vérifie la propriété d’additivité suivante bien connue aujourd’hui : si (Xn) est une famille finie ou dénombrable de tels ensembles disjoints deux à deux, leur réunion a pour mesure la somme de leurs mesures; et d’autre part tout sous-intervalle a pour mesure sa longueur. C’était bref et tout à fait nouveau, mais il y manquait la preuve d’existence et d’unicité d’une telle mesure. Certes, il affirmait en page 47 : « Le lemme fondamental démontré pages 41–43 (concernant le recouvrement de [0,1] par une suite d’intervalles ouverts), nous assure que ces définitions ne seront jamais contradictoires entre elles». Cette affirmation, renforcée par la note en bas de la page 47 sera commentée comme suit dans la page 14 de la Note VI de 1914 dans ses Leçons : « Mais j’ai omis toute démonstration car la rédaction me paraissait devoir être longue et fastidieuse. Cette justification résulte indirectement des travaux de Lebesgue». Le moment est donc venu de mettre sous les yeux des lecteurs la Note de Lebesgue dont nous célébrerons le centenaire le 29 avril 2001, une Note d’autant plus remarquable qu’il serait difficile de dire en moins de mots ce qu’est un ensemble mesurable et sa mesure, une fonction intégrable et son intégrale. Reproduction des pages 1025 à 1027 du tome 132 (janvier–juin 1901) des Comptes rendus des séances de l’Académie des sciences Séance du lundi 29 avril 1901 S0764-4442(00)01829-2/MIS 2001 Académie des sciences/Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. 85 J.-M. Bony et al. 86 Le centenaire de l’intégrale de Lebesgue 87 J.-M. Bony et al. Quelques commentaires 1. La rhétorique Cette Note tient en moins de trois pages et pourrait même être plus courte si Lebesgue ne prenait grand soin de faire apparaître ses idées révolutionnaires comme naturelles et élémentaires. Il consacre treize lignes à l’intégration des fonctions continues monotones, non en raison de leur intérêt mathématique, mais parce que c’est le seul cas où son nouveau procédé d’intégration y coïncide avec celui de Riemann. La rhétorique est ensuite très serrée : 1. «de là deux manières de généraliser la notion d’intégrale ...Voyons la seconde» ; 2. la définition de son procédé d’intégration, effectivement très simple à condition que la mesure des ensembles soit connue; 3. la définition des ensembles mesurables et de leur mesure ; 4. « il est naturel de considérer d’abord les fonctions telles que les ensembles qui figurent dans la définition de l’intégrale soient mesurables». Au terme de cette démarche, d’apparence très naturelle, les notions de fonction sommable et d’intégrale d’une telle fonction sont acquises, et il ne reste plus qu’à en énoncer quelques propriétés frappantes. 2. L’intégration Il s’agit de l’une des deux grandes idées novatrices de la Note. Pour une fonction bornée quelconque f, la subdivision de l’intervalle d’arrivée (m,M) revient à se donner une partition finie de l’intervalle (a,b) en ensembles dans lesquels f est presque constante. Si l’on sait définir la mesure de ces ensembles – ce sera la seule restriction à apporter à f – la définition de valeurs approchées de l’intégrale et l’existence de leur limite deviennent effectivement évidentes. Cette nouvelle définition a de nombreux avantages si on la compare à celle de Riemann et deux d’entre eux sont soulignés par Lebesgue. D’une part, il est possible d’intégrer beaucoup plus de fonctions. D’autre part, ce que Lebesgue semble considérer comme le résultat essentiel de sa Note, le problème de la recherche 88 Le centenaire de l’intégrale de Lebesgue des primitives des fonctions dérivées bornées est résolu. Si une fonction F est dérivable en tout point de (a,b), la fonction F ′, supposée bornée, n’est pas toujours intégrable au sens de Riemann, mais elle est toujours sommable et  x a F ′(t)dt ne diffère de F que d’une constante. En fait, Lebesgue semble victime d’un blocage psychologique qui, pendant plusieurs années, lui fait limiter son intégrale aux fonctions bornées. Certes, en page 29 de sa thèse de 1902 : Intégrale, longueur, aire, il déclare : « Avec cette extension du sens des mots fonction sommable et intégrale, tous les énoncés donnés précédemment restent exacts [pour les fonctions non bornées]», mais dans une lettre à Borel de 1905, il dit encore, à propos des fonctions non bornées : « Il est si difficile d’attaquer ces maudites fonctions.» Ce blocage est peut-être dû au fait que l’intégrale de Lebesgue ne suffit pas pour résoudre en général le problème de la recherche des fonctions primitives. La totalisation de Denjoy (1912) donnera une solution complète de ce problème, mais, si la première étape repose sur l’intégrale de Lebesgue, elle doit être suivie d’un procédé de sommation transfini. Assez curieusement, le grand « théorème de Lebesgue» sur le passage à la limite de l’intégrale, qui figurera en bonne place dans sa thèse, n’est pas énoncé dans la Note. Il faudra attendre les travaux de Fischer et de F. Riesz (1907) pour découvrir une supériorité considérable de l’intégrale de Lebesgue sur celle de Riemann : l’espace des fonctions sommables est complet. Les espaces Lp suivront bientôt. L’existence de cette chaîne d’espaces aux belles propriétés sera à l’origine du développement considérable de l’analyse fonctionnelle abstraite. Elle sera aussi le point de départ de la floraison des espaces fonctionnels (ne citons que les espaces de Sobolev Ws,p parmi ceux qui n’ont que deux indices) sur lesquels repose l’Analyse moderne. Enfin, pour le procédé d’intégration de Lebesgue, ni la relation d’ordre, ni la topologie de (a,b) ne jouent le moindre rôle. Seule importe l’additivité dénombrable de la mesure. Les définitions, résultats principaux et démonstrations pourront en être reproduits sans grande modification au fur et à mesure des extensions de la notion de mesure que nous examinerons ci-dessous. 3. La mesure La seconde idée révolutionnaire de Lebesgue est la définition de ce qu’il appelle ici mesure d’un ensemble, qu’il rebaptisera mesure extérieure dans sa thèse, et l’introduction des ensembles mesurables. Six lignes lui suffisent et, pour en apprécier toute l’importance, il est bon de comparer avec le passage des Leçons de Borel que nous avons évoqué dans l’introduction. Si Borel avait entrepris et achevé la rédaction « longue et fastidieuse» de ses idées, il aurait dû procéder à une récurrence transfinie pour arriver à définir les ensembles que nous nommons boréliens, pour définir leur mesure, pour démontrer l’additivité dénombrable. La définition de Lebesgue des ensembles mesurables, qui peut être réécrite en disant que leur mesure intérieure est égale à leur mesure extérieure, attribue directement une mesure à une classe d’ensembles qui contient les boréliens et qui est stable par les opérations dénombrables. En outre, comme le précise la note en bas de page, tout ensemble mesurable peut être rendu borélien en lui ajoutant (ou retranchant) un ensemble de mesure nulle. Les travaux de Souslin montreront que les ensembles mesurables contiennent en outre les projections des ensembles boréliens. La notion de mesure fera l’objet de nombreuses extensions : les intégrales multiples, par Lebesgue lui- même (1910); les mesures de Radon (1913), étendant des travaux de Stieltjes et F. Riesz ; l’intégrale de Daniell (1918); les mesures abstraites de Carathéodory (1918). Cette dernière extension s’affranchit des arguments topologiques avec lesquels Lebesgue lui-même et ses successeurs démontraient l’additivité dénombrable de la mesure. Elle a permis le développement spectaculaire de la théorie des probabilités avec la mesure de Wiener (1922) et surtout l’axiomatisation de cette théorie due à Kolmogoroff (1933) : la probabilité elle-même – et non plus seulement les lois de probabilité – y est définie comme une mesure sur un espace abstrait, capable par exemple de paramétrer toutes les évolutions possibles d’un système. 89 J.-M. Bony et al. Dans le prolongement de ce mouvement d’enrichissement de la notion de mesure, et uploads/Philosophie/ 1901-2001-lebesgue.pdf

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