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Philosophie contemporaine 761 fonde « la différence anthropologique ». Mais pour Betty Rojtman, la mort n’est qu’un ersatz, un palliatif, et elle entend « sous l’âcre réquisitoire des modernes, sous ce dandysme navré, une longue faim de vivre ». Ce qui nous est ainsi révélé, c’est que ce désir de mort n’est finalement que l’expression « détournée » d’un désir de vivre. Car, c’est là le dernier mot de conclusion : « Il faut vivre pourtant ». Ce dernier mot annonce un ultime chapitre, aussi long que les précédents, un passionnant « appendice » qui est consacré à « La Kabbale », cette tradition ésoté- rique et mystique du judaïsme, et qui forme comme le contrepoint exigé par la célé- bration postmoderne de la mort. Betty Rojtman entreprend d’y montrer que la méta- physique classique n’ayant pas su répondre aux attentes de l’homme, une autre métaphysique, une métaphysique de la « fluidité de l’être », s’avère nécessaire, qui n’ait pas pour but l’insertion de l’humain dans une totalité immobile et puisse répondre, autrement que par l’obsession de la mort, à son aspiration à l’infini. Cette métaphysique, Betty Rojtman se propose d’aller la chercher dans la source de la mystique juive, qui voit dans l’humain non pas « une graine étrangère », mais un être en accord avec un « monde qui l’attend », car contrairement à l’homme kojèvien, l’homme juif n’a nul besoin de se démarquer par rapport à la nature, de sorte qu’il n’attend plus la mort pour se libérer. Car il s’agit pour lui d’intégrer le périssable à l’éternel, ce que fait le calendrier hébraïque qui insère les cycles irréguliers de la lune dans le cycle sûr du soleil, l’Éternel prenant ainsi sur lui la dérive du temps. S’appuyant sur un des courants majeurs de cette « réception » de la pensée juive qu’est la Kabbale, Betty Rojtman montre que l’expérience humaine apporte l’inadéqua- tion au sein du réel, de sorte qu’on a affaire à une « totalité craquelée », le cercle étant rompu, et qu’il s’agit donc de faire intervenir une autre structure, linéaire, celle de la droite, porteuse d’un infini plus fort que celui de la totalité. C’est à partir de cette opposition du cercle et de la droite, les deux ordres se croisant, que l’on peut com- prendre l’entrée en scène de l’homme dans la création, la liberté humaine, cette droite « aimantée par le futur », introduisant une perpétuelle insatisfaction au cœur même de la création et ouvrant ainsi la possibilité pour l’homme de se vouer à l’éphémère sans cesser de participer à l’absolu. C’est ce « schème ouvert de spiritualité » et cette « métaphysique de la fluidité » qui, pour Betty Rojtman, répond véritablement à l’ima- ginaire contemporain, la « brisure » qui se fait ainsi jour dans le Tout pouvant ouvrir une autre voie que celle qui conduit à se complaire dans la dévastation. C’est donc sur cette ouverture vers un au-delà conçu comme un « pays en friche » que se termine ce captivant essai, remarquable autant par la finesse et la précision des analyses que par le style. Françoise DASTUR Professeure honoraire des universités Gaëlle FIASSE. Amour et fragilité. Regards philosophiques au cœur de l’humain (Kairos. Essais). Un vol. de 149 p. Québec (Qué.), Presses de l’Université Laval, 2015. ISBN 978-2-7637-2736-3. Dans cet ouvrage court et dense paru en 2015, Gaëlle Fiasse, Professeure agré- gée de l’Université McGill à Montréal, s’interroge sur les niveaux et les degrés de la 762 Comptes rendus fragilité humaine, et la manière dont elle peut devenir féconde lorsqu’est mise en acte cette puissance fondamentale de l’être humain qu’est l’amour. Dans cet ouvrage, nous retrouvons la profonde connaissance de l’auteure des œuvres d’Aristote et de Ricœur, enrichie de sources non philosophiques : Lytta Bas- set, Julia Kristeva, Jean Vanier, Martin Luther King et d’autres. L’ouvrage comporte six chapitres. Un premier chapitre est consacré aux mul- tiples connotations du terme. La fragilité est ensuite examinée suivant les distinctions aristotéliciennes de l’être en puissance et en acte : la vie et l’intelligence (chapitre 2), l’éthique (chapitre 3), le politique (chapitre 4). Les deux derniers chapitres s’attachent au cas du face-à-face avec la personne fragile, en particulière en milieu hospitalier. Reprenons ces étapes. Recourant à Ricœur mais aussi à Arendt ou Basset, l’au- teure expose les multiples sens de la fragilité. Le fragile est tour à tour le périssable et le menacé, le précaire, le vulnérable et l’instable, l’incapacité et la faillibilité, selon que l’attention se porte sur le naturel ou l’historique, le risque de brisure, de blessure ou d’effondrement, l’annihilation d’une capacité ou le manque de robustesse morale. Les chapitres suivants vont s’attacher à ordonner ce multiple, suivant les dis- tinctions d’Aristote, examinant les lieux de l’être humain en puissance et en acte. Ce retour à Aristote est justifié, selon l’auteure, par les impasses auxquelles le rejet de la substance a conduit les philosophes contemporains. La fragilité première de l’homme apparaît : la tension entre puissance et acte, qui l’oblige à se mobiliser, avec le risque de rater sa cible – lorsque la mise en acte est non l’actualisation de l’être, mais la recherche de performance du faire – et la nécessité d’une altérité pour s’actua- liser – sensible, intelligible et amicale. Pour expliciter les fragilités inhérentes à l’actualisation, l’auteure reprend la dis- tinction d’Aristote entre les niveaux d’activités vitales : biologique, sensible et intellec- tuel. Le biologique a ses fragilités (handicap, habitude), de même que le sensible (fatigue, douleur). Elles montrent encore une fragilité commune, celle de l’homme qui naît nu et sans armes, fragilité se redoublant dans la tentation d’user d’armures techno- logiques pour se protéger, au risque de mettre en péril les équilibres cosmiques. Confronté à la mort, au lieu de consentir à vivre le deuil, l’homme est encore tenté de fuir, rêvant d’immortalité et déniant la violence de la perte et de l’absence : l’illusion de sécurité qu’il se façonne n’est cependant qu’une fragilité plus grande. Passant au niveau de l’intelligence, sont distinguées les fragilités propres au théorique et au pratique. La recherche de la vérité supposant calme et recul est fra- gilisée par la communication médiatique. Et la perception du bien est fragilisée par le relativisme (le bien n’existe pas) et l’idéalisme (la vérité est un idéal à appliquer). Aristote offre une voie pour exercer notre intelligence sans dénier notre fragilité : la sagesse pratique. Le chapitre suivant examine la fragilité liée à la sagesse pratique, et la découvre sous la figure de l’indétermination du bien : la possible opposition des biens d’une part – avec le cas repris de Ricœur dans Soi-même comme un autre, où l’homme, face à une personne en fin de vie, est pris entre deux impératifs, celui de dire la vérité et celui de ne pas le blesser –, la possibilité du mal d’autre part. Des recours sont possibles pour vivre la fragilité et en découvrir la fécondité. Le premier est la vertu : elle soutient la sagesse pratique le moment venu. Mais la vertu est fragile, elle peut être déstabilisée, affaiblie. C’est l’amour qui soutient la Philosophie contemporaine 763 vertu. Apparaît alors la fragilité ultime, celle de l’amour, que l’auteure nomme vul- nérabilité. S’exposant à l’être aimé, l’homme peut être blessé. Il y a cependant un recours, qui est l’amour lui-même, un autre amour. Nous sommes au cœur de la proposition de l’auteure : l’amour est fragilité et force. Comme force, il est capable de se soutenir lui-même sans cesser d’être fragile, et de proche en proche, de soutenir la vertu, la sagesse pratique, les activités vitales et jusqu’au passage de l’être, entre puissance et acte. Il est donc essentiel de mieux connaître l’amour et ce qui le fragilise, afin d’en prendre soin : l’auteure recourt alors à Gary Chapman et à l’ennéagramme, s’attachant à souligner leur valeur et leurs limites, et à fonder philosophiquement ce qu’elle en retient. Le quatrième chapitre vient aux lieux d’actualisation : le travail – qui a ses fragilités : chômage, concurrence, harcèlement, etc – et notre être corporel – accident, catastrophe naturelle. De là, nous passons à la famille (lieu de l’amitié) et à la cité (lieu du désintéressement), allant de l’un à l’autre via des communautés médiatrices exemplifiées par l’Arche de Jean Vanier où la justice réparatrice, où fragilité et amour vont de pair. Le cinquième chapitre s’attache à cette situation fondatrice, la rencontre avec la fragilité de l’autre, dans une présence aimante. Grâce à l’autre fragile et sous l’horizon de l’amitié, l’homme prend conscience de sa propre fragilité : il est incité à intensifier son attention à l’autre et est reconduit à ce qui fonde les relations : l’accueil réciproque de l’être. Le dernier chapitre est consacré à l’hôpital, lieu par excellence où vivre cet accueil. Discutant l’analyse du « pacte de soin » par Ricœur, l’auteure explicite ce qui le fragilise et les préceptes et les normes qui le renforcent. Ces normes supposent des personnes qui s’y engagent, jusqu’à promouvoir une relation d’amitié entre patients et soignants, uploads/Philosophie/ 2736-revue-philo-louvain-2020.pdf

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