Christian Jambet MORT ET RE ´SURRECTION EN ISLAM L’au-delà selon Mullâ Sadrâ Al

Christian Jambet MORT ET RE ´SURRECTION EN ISLAM L’au-delà selon Mullâ Sadrâ Albin Michel Ouvrage publié sous la direction de Jean Mouttapa © E ´ditions Albin Michel, 2008 « Nous nous ouvrirons dans la mort à ce dont nous avons vécu sur la terre. » Gabriel Marcel Avant-propos Il se peut que les religions qui ont pour ambition de révé- ler le sort de l’homme après la mort et celle du monde à la fin des temps transgressent les limites de la raison humaine. Leurs révélations ne se donnent pas pour filles des lumières de la raison mais de celles de la prophétie, ou d’un autre mode de connaissance surnaturelle. Elles semblent étranges à notre monde moderne, parce que la philosophie spontanée de ce monde n’est plus métaphysique et n’accorde plus aux normes et aux valeurs morales un fondement absolu hors du domaine de l’expérience sensible. A ` rebours de cette philoso- phie spontanée, les religions monothéistes font reposer la rétribution future sur la véracité de Dieu, juste et miséricor- dieux. La justice, qui était une vertu dans le monde antique, est devenue justification par la foi et par les œuvres dans le monde chrétien, décision légale de Dieu dans le judaïsme et l’islam. Elle est cet ordre qui, au Jour dernier, se substituera au désordre et au règne de la tyrannie, elle encourage les bons et décourage les méchants. Le « bien agir » de chaque homme en cette vie prend son sens final et sa justification providentielle dans l’économie du salut à la fin des temps. Or, le monde moderne s’est dépris de cette hiérarchie des vérités surnaturelles et des vérités naturelles, les premières supérieures aux secondes mais en harmonie avec elles, selon 9 MORT ET RE ´SURRECTION EN ISLAM un ordre des vérités qui soutenait la validité des lois morales, de la loi naturelle comme de la loi divine. Que cet édifice ait été ébranlé par le monde moderne, Kant l’a assez montré. La foi dans le bonheur éternel, récompense des justes, et la conviction morale, le souci de la vie éthique, ne sont plus liés entre eux par la nécessité d’un savoir. Le règne de la justice n’est plus la certitude du croyant, il devient une affaire de sentiment, une vague teinture de futurisme moralisant. L’espérance, écrivait Péguy, « voit ce qui n’est pas encore et qui sera. Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera. Dans le futur du temps et de l’éternité 1 ». Sans ce « voir », sans ce « savoir » qui est amour, point de sérieux dans l’espérance. Elle devient un simple sentiment moral, un désir vague et vide de toute conviction. C’est pourquoi, dans les combats de l’homme moderne, la mort de chacun est devenue méta- physiquement neutre. Elle n’est plus un seuil significatif aux frontières de l’au-delà, mais le dernier temps de la vie natu- relle, un phénomène comme un autre, un phénomène biolo- gique. La morale publique et la juridiction civile statuent sur elle comme sur d’autres affections du corps. Sont autorisés à en parler les techniciens des soins palliatifs et les lugubres moralistes de l’euthanasie. Dans notre monde, « bien mou- rir », c’est mourir à son aise. Une telle méconnaissance du sérieux de la mort n’a pourtant rien du souci épicurien de se défaire de la crainte qu’elle nous inspire. La morale antique traitait la mort avec le plus grand sérieux, ne fût-ce que pour nous délivrer de ses prestiges. Ultime ressource de notre liberté pour les stoïciens, espérance pour les disciples de Socrate, épreuve de vérité pour le modèle du héros, Achille ou Héraclès, la mort sauvait l’homme du règne animal de la vie que le monde moderne s’acharne à réaliser. Dire de la 1. Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu. Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 538. 10 AVANT-PROPOS mort qu’elle n’est rien pour nous, comme faisaient les épicu- riens, c’était se souvenir quotidiennement de la mort, pour la chasser de ses préoccupations et ne pas la craindre, et c’était donc lui accorder le statut d’un motif d’exercice et de renforcement de l’âme. La mort des modernes est indiffé- rente, elle répugne aux hiérarchies de valeurs, elle ne pèse plus le poids d’une plume ou le poids d’une montagne, selon la vie qu’elle aura couronnée. La vie en devient elle-même indifférente, quantité de temps de travail en puissance, et la seule valeur que reconnaît notre monde, comme l’ont bien vu Adam Smith et Karl Marx, c’est la valeur d’échange, qui nourrit le sentiment moral du nouveau monde, l’intérêt. Or, l’intérêt neutralise la mort et les croyances en la vie dernière. L’objectif philosophique de ce livre est de mettre en ques- tion cette indifférence de la vie et de la mort, en conduisant le lecteur sur un terrain qui nous est devenu étranger, en un espace mental où règne l’harmonie entre raison et foi, entre activité de l’intelligence et révérence envers une révélation surnaturelle des fins dernières. Nous pourrions mener l’en- quête dans le cadre du christianisme ou du judaïsme, comme dans celui des religions du salut que l’Inde a engendrées. L’islam offre un terrain de choix à une telle enquête, parce qu’il insiste, dans l’enseignement de ses révélations, sur les fins dernières, plus encore, peut-être, que les autres religions du Livre. Le futur est son temps de prédilection. Telle est une raison suffisante pour que notre recherche se situe en terre d’islam, plus précisément dans l’élément de l’islam shî’ite. Ici, la situation est exactement à l’inverse de ce que nous offre le monde moderne. L’islam, comme les autres religions du salut, soutient que la mort n’est jamais indiffé- rente, mais qu’elle consacre et parachève une destination morale. La vie est sanctionnée par la mort et la mort ouvre la voie à une résurrection dont le sens est de juger et de révéler éternellement le contenu que chacun aura donné à son existence fugitive en un monde inessentiel. 11 MORT ET RE ´SURRECTION EN ISLAM Nous n’avons pas la prétention d’exposer, en ces quelques pages, les doctrines détaillées des musulmans, sunnites ou shî’ites, concernant la mort et la vie dernière. Ces doctrines ont pour données de base les textes du Coran et les traditions (hadîths) attribuées au Prophète Muhammad et, pour les shî’ites, aux imâms qui lui succèdent. Sèchement résumées, elles seraient l’exposé abstrait de croyances universellement adoptées, sans que la vie concrète d’une réflexion ne les anime. Au vrai, ces croyances se modifient selon le penseur ou selon la foi de chaque fidèle, et nous tenons que certaines élaborations théoriques de l’eschatologie jouent un rôle essentiel : elles reflètent et déterminent des inflexions signifi- catives, elles modifient le sentiment religieux, elles témoi- gnent, mieux que les traditions scripturaires qu’elles interprètent, de la vie concrète des âmes. C’est pourquoi nous avons choisi de les étudier au prisme d’une œuvre, celle du philosophe iranien Mullâ Sadrâ. Nous avons des raisons personnelles pour un tel choix. Nous avouons, bien volontiers, un attachement certain à la personne et à l’œuvre de ce penseur, à qui nous avons consa- cré déjà deux ouvrages, et quelques articles 1. Cette dilection n’en est pas moins justifiée par l’importance de son objet. Nous voulons exposer, en ces pages, la manière dont Mullâ Sadrâ comprend les données de la révélation islamique, tou- chant la mort et la résurrection. Pour en comprendre l’enjeu, faisons un bref détour du côté de Cambridge, dans la chambre de Wittgenstein. Lud- wig Wittgenstein a soutenu que ce qu’il y a de plus impor- tant ne se dit pas, ne saurait se dire, qu’il faut le taire, mais que cela se montre. Il entendait par là que la chose la plus 1. Christian Jambet, L’Acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ, Paris, Fayard, coll. « L’espace intérieur », 2002 ; Se rendre immortel suivi du Traité de la résurrection de Mollâ Sadrâ Shîrâzî, Mont- pellier, Fata Morgana, 2000. 12 AVANT-PROPOS importante est de changer sa propre vie, d’en réorienter la direction. Se mouvoir, se tourner vers une autre direction : l’exemple lui en était donné par les motifs de l’œuvre de William Blake. Le rôle de l’imagination créatrice dans l’œu- vre de Blake est de fournir à l’enseignement eschatologique de la Bible une présentation picturale, et non pas une exégèse intellectuelle. De son affinité avec Blake, Wittgenstein ne tira pas la conséquence que l’on attendrait, un sentiment gnosti- que de la vie, mais plutôt professa-t-il toujours une vive défiance à l’égard de tout savoir exégétique, un littéralisme endurant. Ne dit-il pas : « Si le christianisme est la vérité, alors toute la philosophie qui s’écrit à propos et à partir de lui (about it) est fausse 1 » ? Le monde moderne, la science moderne lui imposaient de disjoindre radicalement la théo- rie, dont il pensait avec Goethe qu’elle est toujours grise, et les motifs de conversion et de travail sur soi, de recherche d’une vie décente. Revenons maintenant à Shîrâz, terre de Sadrâ uploads/Philosophie/ mort-et-resurrection-en-islam 1 .pdf

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