La béatitude selon Maître Eckhart : exposition d’une négation de la nature Pier

La béatitude selon Maître Eckhart : exposition d’une négation de la nature Pierre‐Luc Desjardins∗ Résumé La présente étude se veut une exposition du rapport entre l’éthique et la nature, tel qu’il se retrouve développé dans des extraits représentatifs des traités et sermons en langue vernaculaire de Maître Eckhart de Hochheim. Néoplatonicien notamment de par son ancrage explicite dans la tradition augustinienne, Maître Eckhart présente une conception de la béatitude – du bonheur, de l’accomplissement – accessible à l’homme comme inséparable d’un processus de détachement vis-à-vis de la nature comprise comme création. L’accomplissement de l’âme humaine, en sa qualité d’intellect, est en effet à trouver dans l’union immédiate à Dieu, laquelle ne peut être atteinte qu’à travers l’évacuation complète de tout rapport à la réalité finie du monde créé. Il sera donc ici question de mettre en relief le complexe rapport qu’entretient avec le créé l’homme en tant qu’il possède une nature double et les conséquences de ce nécessaire détachement sur la compréhension eckhartienne de l’éthique. La pensée de Maître Eckhart de Hochheim – maître de théologie ayant enseigné à l’Université de Paris au tournant des XIIIe et XIVe siècles – se laisse généralement comprendre comme une « philosophie du christianisme1 » dans la mesure où elle se présente à ______________ * L’auteur est étudiant au doctorat en philosophie (Université de Montréal). 1 S’il y a lieu de distinguer entre Eckhart le mystique et Eckhart le « scolastique » – voire à certains égards Eckhart le philosophe –, la vérité que cherchait à transmettre le prédicateur demeure résolument une et, à cet égard, ne peut être considérée comme différente de celle qui était argumentée par le théologien dans un format plus adapté à l’enseignement universitaire, lors de ses nombreux passages à Paris. L’expression « philosophe du christianisme » employée par Kurt Flasch dans son ouvrage de 2011 sur la question nous semble à cet égard particulièrement parlante Pierre‐Luc Desjardins 114 son lecteur sous l’aspect d’une réflexion à la fois philosophique et théologique qui prend pour point de départ la compatibilité (voire la complémentarité) sur le plan épistémique de l’Évangile et de la connaissance scientifique de la réalité. Ancrée profondément dans les fondations procurées par un appareillage conceptuel appartenant à un arrière-plan autant néoplatonicien qu’aristotélicien, et se situant par la nature de ses préoccupations au carrefour de l’éthique, de l’ontologie et de la théologie (autant mystique que rationnelle), l’ œuvre du Thuringien met de l’avant un système de pensée dont la fin ultime est à trouver dans l’expression, par l’entremise du style oral simple et direct propre à la prédication qu’il adresse à son auditoire allemand dans sa langue, des questionnements subtils propres à la tradition scolastique – questionnements avec lesquels Eckhart eut l’occasion de se familiariser dès ses premières années à Paris comme bachelier dans la mesure où l’auteur de Maître Eckhart : philosophe du christianisme conçoit cette étiquette comme une manière d’éviter l’écueil que constitue le qualificatif de « mystique » souvent attribué à l’aveugle au corpus moyen- haut allemand du Thuringien (Flasch, K. (2011), Maître Eckhart : philosophe du christianisme, p. 29 ; voir aussi : Fischer, H. (1963), « Zur Frage nach der Mystik in den Werken Meister Eckharts », p. 111, ainsi que Libera, A. (2012), « L’Un ou la Trinité : l’héritage dionysien de Maître Eckhart. Sur un aspect trop connu de la théologie eckhartienne », p. 42 et sq.), et où celle-ci permet par ailleurs de faire adéquatement droit à l’interdépendance essentielle des approches mystique, philosophique et théologique adoptées simultanément par le projet eckhartien, mettant en relief cette différence de perspectives présidant aux changements dans le style employé pour donner forme à un même projet. Flasch circonscrit ainsi sa notion de « philosophie du christianisme » : « Ainsi, “philosophie du christianisme” ne peut signifier que ceci : par une procédure qu’il tient pour “purement rationnelle”, un penseur s’efforce de démontrer des thèses qui figurent dans son monde comme des contenus essentiels de la pensée chrétienne. Cette pratique suppose une connaissance du statu quo philosophique du temps, ne serait-ce que pour l’améliorer. Un tel penseur développe un procédé qu’il peut rendre définitivement plausible, comme procédure purement rationnelle, aux yeux de ses contemporains. Il s’appuie sur des concepts issus de la raison et sur des règles de production du savoir qui sont relativement incontestées dans son monde et qui sont susceptibles d’être méthodiquement démarquées de ses convictions religieuses » (Flasch, K. (2011), Maître Eckhart : philosophe du christianisme, p. 31). La béatitude selon Maître Eckhart : exposition d’une négation de la nature 115 sententiaire, aux alentours de 1293-12942. En effet, dans son œuvre vernaculaire, le maître nous livre une pensée orientée vers la promotion d’une conception de la béatitude fondée dans l’appareillage conceptuel hérité notamment du néoplatonisme augustinien et qui place l’accomplissement, le bonheur humain, dans l’union immédiate et radicalement transcendante de l’homme toujours incarné à son créateur. S’apparentant en ce sens à une conception plus antique du bonheur3, la pensée eckhartienne de la béatitude constitue une éthique destinée à l’usage de l’homme viateur, l’homme pris en son individualité, qui vit son existence terrestre – en définitive, l’homme éloigné de Dieu dans la mesure où celui-ci est conçu comme une unité transcendante qui n’admet aucun changement, aucune multiplicité. Permet cette union une méthode de détachement (abgeschiedenheit) par laquelle l’homme en chemin peut parvenir à se détourner de la matérialité qui limite son esprit, l’ancrant dans la multiplicité qui fait l’objet de la connaissance terrestre. Ce que nous chercherons ici à mettre en relief par l’analyse de passages issus du Livre de la consolation divine, du traité-sermon De l’homme noble et du traité Du détachement sera l’importance surtout négative réservée à la notion de nature – définie comme création, comme matérialité et comme finitude autant spatiale que temporelle – dans le cadre de la conception eckhartienne du bonheur et de l’accomplissement réservés à l’homme. 1. Le Liber benedictus La pensée éthique de l’œuvre allemande d’Eckhart se fonde dans un constat qui trouve son expression de manière particulièrement adéquate dans de nombreux passages issus du Livre de la consolation divine, dont l’extrait suivant constitue un exemple des plus parlants : L’homme peut donc reconnaître ouvertement pourquoi et d’où vient qu’il est inconsolé dans toutes ses souffrances, ______________ 2 Libera, A. (1994), La mystique rhénane. D’Albert le Grand à Maître Eckhart, p. 230. 3 Libera, A. (2003), Raison et foi. Archéologie d’une crise d’Albert le Grand à Jean- Paul II, p. 333. Pierre‐Luc Desjardins 116 ses tribulations et ses préjudices. C’est seulement et uniquement parce qu’il est loin de Dieu, non libéré de la créature, dissemblable à Dieu et froid dans l’amour divin4. La conception eckhartienne du bonheur humain propose en effet – à partir du constat de la relation intime existant entre l’ancrage de l’homme dans la matière et la multiplicité associées au créé, et le malheur l’affligeant au cours de son existence terrestre – une négation radicale de tout attachement à la nature créée comme une sorte de voie d’accès à l’union avec Dieu dans un acte qui n’est plus vision ni connaissance (dans la mesure où la vision et la connaissance présupposent deux pôles distincts, l’un voyant et l’autre vu, l’un connaissant et l’autre connu), mais seulement identité pure, suressentielle. La dualité entre l’être naturel de l’homme et l’accomplissement suprême accessible à son âme comprise sous l’angle de son essence intellectuelle est très présente au sein de l’ouvrage que la tradition a retenu sous l’intitulé de Liber Benedictus5, qui présente dans un premier temps (dans le Livre de la consolation divine dédié à la reine Agnès de Hongrie) le fondement ontologique de la proximité permettant cette union par-delà l’être de la créature et du créateur, et dans un second temps (dans le traité-sermon De l’homme noble) les étapes que traverse successivement l’âme se convertissant en son principe pour atteindre cet état d’union. Il sera donc question pour nous d’aborder dans cet ordre les éléments susmentionnés afin d’expliciter d’abord ce qui rend possible et nécessaire ce retournement de l’âme sur elle-même par lequel elle se fond de manière radicalement indifférenciée avec l’être de son créateur, puis la nature de ce même retournement. ______________ 4 Maître Eckhart (1971), Les traités, p. 132. 5 Cet intitulé a été donné à l’ensemble textuel formé par le Livre de la consolation divine et le traité-sermon De l’homme noble en raison de l’inscription Benedictus deus et pater domini nostri Jesu Christi, issue de la seconde épître de Paul aux Corinthiens 1, 3 (Maître Eckhart (1993), Traités et sermons, p. 197, n. 95). La béatitude selon Maître Eckhart : exposition d’une négation de la nature 117 1.1. Le Livre de la consolation divine Dans cet opuscule dont la tentative de datation divise encore à ce jour les spécialistes de l’œuvre eckhartienne6, le maître thuringien aborde la question des « trois sortes d’afflictions qui touchent l’homme et l’accablent dans cet exil7 », de sorte à tirer de certaines vérités ontologiques énoncées en première partie des pensées qui soient d’ordre à procurer une consolation à uploads/Philosophie/ la-beatitude-selon-maitre-eckhart-exposition-d-x27-une-negation-de-la-nature.pdf

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