1 Actualités théoriques dans la pensée de Lucien Goldmann Jacques Leenhardt Pou
1 Actualités théoriques dans la pensée de Lucien Goldmann Jacques Leenhardt Pour étayer un propos qui tournera autour de l’idée des Actualités théorique dans la pensée de Lucien Goldmann, je voudrais d’abord situer la position qui fut la sienne dans les années cinquante, quand il revient s’installer à Paris après la guerre et les années qu’il a passées à Genève auprès de Jean Piaget. 2C’est, en France, le temps maudit de la Guerre froide, des oppositions politiques radicales et de l’échec des tentatives de tracer une troisième voie entre la domination économique du modèle capitaliste nord-américain et le stalinisme soviétique qui mine déjà les espérances investies dans la révolution socialiste à l’est. Le marxisme philosophique dont se réclame Goldmann s’exprime alors dans son volume d’essais : Recherches dialectiques1. À la même époque, mais sans la formation marxiste de Goldmann, Sartre affronte des questions comparables dans sa Critique de la raison dialectique2, une tentative, en quelque manière tragique, de faire se rejoindre sa compréhension de l’humanisme et ce qu’il entrevoyait de la nécessité de l’action révolutionnaire. Sartre ne parviendra d’ailleurs pas à achever son entreprise tant sa volonté de concilier la liberté de l’engagement et la nécessité historique se révèleront contradictoires. 3Goldmann s’inscrit dans ce débat qui va occuper toutes les années cinquante avec un petit ouvrage de grande portée : Sciences humaines et philosophie3 (1952). Dans la « Préface » à la réédition de ce texte en 1966, il est amené à distinguer ce qui relève proprement de ses positions théoriques qui, dit-il, n’ont pas changé, et les cibles qu’il avait choisies alors pour ses attaques. Il constate ainsi que le relativisme de Georges Gurvitch, contre lequel son ouvrage polémiquait violemment, défendait finalement des positions s’accordant sur le fond avec les siennes, qu’il caractérise comme « un ensemble de valeurs humanistes et du caractère historique de toute réalité sociale4 ». 4Ce constat en forme de revirement tient au fait que les quinze ans qui le séparent désormais de la rédaction de son ouvrage ont été le témoin d’un changement profond de la société française, qu’il caractérise comme le passage du capitalisme en crise au capitalisme d’organisation, autrement dit, par l’avènement de la « société de consommation ». Il en résulte pour le philosophe critique qu’il est, la nécessité, non de nier les apports positifs que porte cette évolution, mais de mettre en garde contre un autre aspect de la vie sociale : les risques que le mode technocratique de gestion de la société fait peser sur la démocratie. Concluant sa critique par un plaidoyer pour la « démocratisation des responsabilités », Goldmann en appelle à l’autogestion des entreprises et des institutions sociales. Ce changement de cible, qui intervient au tournant des années soixante, rend manifeste la plasticité de la pensée dans son rapport à l’actualité, phénomène essentiel qu’il nous faut aborder maintenant et qu’éclairent ses publications suivantes. C’est un des deux sens que je donne à l’énoncé de mon titre : « Actualités théorique dans la pensée de Lucien Goldmann ». La pensée ne se développe pas dans un vide historique, elle est toujours en quelque manière « actuelle », marquée en permanence par des conjonctures intellectuelles, sociales et politiques qu’il convient d’étudier si on veut la comprendre5. 5Entre les deux éditions de Sciences humaines et philosophie, Goldmann va publier son œuvre majeure consacrée à Pascal, Racine et au groupe janséniste : Le Dieu caché (1955). Mais c’est la Préface qu’il rédige pour un ouvrage complémentaire à ces recherches, la Correspondance de Martin de Barcos, Abbé de saint Cyran (1956), qui nous retiendra. Goldmann y explique que l’historiographie classique avait fait apparaître, au sein de la mouvance contestataire du pouvoir royal qu’on appelle globalement « les jansénistes » ou « Les amis de Port-Royal », deux orientations distinctes. « Cependant, poursuit-il, toute l’expérience des mouvements d’opposition à travers l’histoire (…) nous incitait à admettre également, parmi les “amis de Port-Royal” l’existence probable d’un courant extrémiste dont les écrits de Pascal et de Racine étaient l’expression la plus cohérente et la plus systématique6. » 6Je m’arrête une seconde pour noter cet appel méthodologique renvoyant à « l’expérience des mouvements d’opposition ». Goldmann fait reposer le pari qu’il fait de l’existence d’un groupe janséniste radical sur l’hypothèse qu’il existe une analogie de structure entre tous les groupes contestataires. Il s’appuie donc implicitement sur sa connaissance des tribulations qu’a connues l’opposition marxiste dans la société bourgeoise depuis le XIXe siècle. Ce travail sur l’histoire de la pensée marxiste permet de mettre en lumière, c’est-à-dire de comprendre et d’expliquer à la fois les diverses « conjonctures » ou « actualités » dans lesquelles cette pensée marxiste s’est trouvée prise. Un tel travail historique, voire sociologique, rend finalement intelligibles les divisions récurrentes entre modérés conservateurs, adeptes du compromis centriste, et purs révolutionnaires. Goldmann avance ici une thèse à portée anthropologique : toute opposition, qu’elle soit intellectuelle ou sociale, organise ses forces et ses arguments selon trois postures distinctes, en raison de quoi le chercheur doit toujours faire l’hypothèse qu’il existe, dans le champ social, de manière claire ou voilée, un tel éventail de prises de positions. 7Cette hypothèse est, comme il l’écrit, d’autant plus plausible que souvent les courants centristes représentent la direction effective du mouvement, les courants modérés remplissent certaines fonctions de contact avec les adversaires, tandis que les courants extrémistes, dans la mesure même où ils refusent tout compromis, élaborent les éléments intellectuels et affectifs favorables à la création littéraire et philosophique, créations qui exigent précisément une cohérence extrême et rigoureuse, étrangère à toute compromission et à tout élément hétérogène7. 8La prise de position méthodologique débouche ici sur une thèse importante : si la vie concrète (politique) des groupes sociaux est dominée par des stratégies de réseau et de compromis, celle de la création intellectuelle, philosophique ou littéraire, exige une radicalité supérieure qui en garantisse la cohérence interne. On peut sans doute discuter de la validité de cette thèse, qui veut que toute œuvre importante soit absolument cohérente. Elle s’applique fort bien à la littérature du Grand Siècle comme le démontrent les analyses très convaincantes de Goldmann. Cependant, à mesure de la complexification des structures sociales aux XIXe et XXe siècles, et avec l’expansion concomitante du roman et la diversification de ses formes à l’intérieur même du genre, cette notion de cohérence devient de plus en plus problématique. 9Je retiendrai cependant un point qui me paraît essentiel : c’est à travers la recherche des points de dissensus à l’intérieur de la structure intellectuelle du jansénisme que Goldmann nous invite à mener une lecture des différences et ruptures d’équilibre à l’intérieur des textes de Pascal, Racine, Arnault et Saint-Cyran. Ce faisant, il fait circuler l’analyse du plan anthropologique de la dynamique des positions (il existe toujours une position centriste entourée de positions droitières et gauchiste) au plan historique des conflits entre groupes (lesquels luttent pour défendre voire affirmer leurs valeurs), pour finalement la placer au plan de l’analyse textuelle (où se révèlent les cohérences idéologiques). 10Si nous revenons maintenant à Sciences humaines et philosophie, nous voyons comment se structure, chez Goldmann, une méthode qui s’impose de passer constamment de l’histoire générale à des produits très spécifiques comme le sont les textes littéraires ou philosophiques. Il devient clair alors qu’il est nécessaire d’abandonner l’idée DU jansénisme – mais aussi bien celle DU marxisme –, pour lire, au pluriel, les transformations de ces différents mouvements. Les textes, qui attestent des visions du monde qui se construisent dans la société, apparaissent dès lors eux-mêmes comme des 2 symptômes de divisions, et il en va de l’histoire des marxismes comme de celle des autres mouvements de pensée qui suivent, tout en les radicalisant, les mouvements sociaux. 11Le texte de la Préface à Philosophie et sciences humaines est intéressant à un autre titre. Étant donné qu’il prend un recul de quinze ans par rapport à l’édition originale, il se trouve confronté à des problématiques nouvelles dans les sciences humaines. Cela se manifeste chez lui par le changement d’adversaire intellectuel que nous avons remarqué. Goldmann, qui se réclame d’un marxisme constructiviste qu’il dénomme structuralisme génétique se trouve confronté, en 1966, à l’hégémonie d’une autre forme du structuralisme, issue de la linguistique et radicalement anhistorique. La mise en question est d’autant plus pressante que Louis Althusser vient de publier Pour Marx (1965), une mise en cause directe du marxisme historiciste de Goldmann dans un contexte où le structuralisme d’origine linguistique de Lévi-Strauss domine la scène des sciences sociales. 12Après le succès qu’avait connu L’Anthropologie structurale (1956), Lévi-Strauss vient de publier La Pensée sauvage (1960) qui semble avoir donné le coup de grâce à la pensée historique de l’humanisme. Le dernier chapitre de l’ouvrage est une attaque frontale contre la Critique de la raison dialectique de Sartre, que Lévi-Strauss présente comme la dernière manifestation des illusions de la philosophie existentialiste de l’engagement. Avec elle se trouve définitivement condamnée, espère Lévi-Strauss, l’illusion qui consiste à croire que les hommes font eux-mêmes leur histoire. En décrétant la toute-puissance des structures symboliques sur les sujets uploads/Philosophie/ actualites-theoriques-dans-la-pensee-de-lucien-goldmann.pdf
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- Publié le Mai 15, 2021
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